I

L'incomprise

7 h, le réveil sonne. C’est dur, j’aurais bien passé un peu plus de temps au lit. Une petite douche en écoutant la musique et les infos. Mes vêtements attendent sur la chaise de la salle de bain, pas de prise de tête pour trouver le pull qui va aller avec le pantalon, ou les chaussettes assorties au gilet. Maquillage discret, je peux descendre.

 

 

En attendant que l’eau pour le thé chauffe, je m’occupe de mon chat :

 

-Oui Minette, ton yaourt est prêt.

 

Elle me regarde avec ses grands yeux dorés, elle a toujours l’air de découvrir que nous habitons ensemble ! Elle ne s’approche de sa gamelle que si je m’éloigne un peu, on ne sait jamais s’il me prenait l’envie de la poignarder pendant qu’elle mange… Elle est bizarre de toute façon, un chat qui mange des yaourts c’est curieux.

 

Il pleut, je me précipite dans le garage et sort la voiture. J’aperçois la voisine qui part pour l’école avec ses trois enfants :

 

-Bonjour !

 

Elle me répond d’un signe de tête, la mine un peu renfrognée, elle ne doit pas être bien réveillée, elle a l’air pressée.

 

Arrivée au collège où je travaille, Karine est déjà là :

 

-Salut ça va ?

 

- Ouh là, tu nous fais quoi ce matin ? Il faut aller doucement, j’ai besoin de mettre mon cerveau en route !

 

-Moi aussi tu sais. Bon qu’est-ce que tu veux que je fasse aujourd’hui ? Des livres à couvrir ? Du rangement ? Je préparerais bien une petite expo sur la guerre de 14, qu’est-ce que tu en penses ?

 

Karine ne répond pas, elle me regarde bizarrement, un peu comme le chat et la voisine.

 

-Tu es sûre que tu vas bien ?

 

- Oui ça va, j’ai de la confiture sur le nez ou quoi ?

 

-       Tu m’inquiètes je t’assure. L’infirmière ne répond pas au téléphone, ne bouge pas je vais la chercher.

 

-       Pour quoi faire ? Je me sens parfaitement bien !

 

 

-       Ne bouge pas, je te dis, je descends la chercher.

La bibliothèque où nous travaillons est au premier étage, Karine court chercher  l’infirmière dont le bureau est au rez-de-chaussée.

 

Je décide de ne pas l’attendre, je m’éclipse par la petite porte qui donne sur l’escalier extérieur. Je lui expliquerai demain, je n’ai pas trop envie de devenir un sujet d’observation.

 

Il me faut du pain, je m’arrête à la boulangerie.

 

-Une baguette bien cuite s’il vous plaît.

 

La jeune vendeuse éclate de rire.

 

-Pardon, excusez-moi je n’ai pas compris.

 

Je répète en articulant ma phrase :

 

-Une baguette bien cuite s’il vous plaît.

 

Elle est prise d’un fou rire irrépressible. Elle ne peut même plus parler. Derrière moi, une file s’est formée et les clients se tordent de rire eux aussi.

Je sens la colère rosir mes joues, j’attrape une baguette sur le comptoir, je dépose ma monnaie et je sors.

 

Je décide d’appeler mon médecin pour avoir un rendez-vous dans la journée. La secrétaire me raccroche au nez après m’avoir fait répéter cinq fois ma demande !

Qu’à cela ne tienne, je vais envoyer un sms. Je tape mon message, mais je me rends compte que quelque chose cloche. Le clavier du téléphone n’est pas adapté aux mots que je veux écrire, certaines lettres ont même disparu, j’ai même le sentiment qu’elles n’ont jamais été présentes dans l’alphabet proposé.

 

Je commence à prendre peur, que se passe-t-il ? Je décide d’aller aux urgences, Karine avait l’air affolée et elle me connaît bien, j'ai déjà eu un petit problème au cerveau, on ne sait jamais.

 

-Bonjour madame, je ne sais pas ce qu’il m’arrive, ça va vous paraître bizarre, mais, j’ai l’impression que les gens autour de moi ne me comprennent plus.

 

 

Elle regarde sa collègue.

 

-Tu comprends ce qu’elle dit ?

 

- Non je ne sais pas, d’où elle vient celle-là ?

 

- Du même pays que l’autre à mon avis ! Nous pas comprendre. Vous répéter ?

 

Mais je les comprends moi, ces idiotes !

Je répète ce que je viens de dire, j’essaie même de l’écrire sur un papier, mais je n’ai pas plus de succès.

 

Elles me font entrer dans la salle d’attente. Un homme est assis, il me dit :

 

-Bonjour, vous aussi vous avez un problème pour vous faire comprendre ?

 

- Oui, vous aussi ? Qu’est-ce qui se passe ? J’ai l’impression d’être dans un pays étranger.

 

-C’est la même chose pour moi. Je suis comme ça depuis hier, mais, si j’y réfléchis, ça fait un petit moment que j’ai l’impression que mon entourage a du mal à me suivre.

 

- Maintenant que vous me le dites, j’ai un peu le même sentiment que vous.

 

Ce type est pas mal, très mignon même, nous nous comprenons parfaitement. Ce langage commun crée même une certaine intimité entre nous.

 

Nous attendons trois heures avant qu’un médecin n’ait le temps de s’occuper de notre cas. Après des coups de fil à nos familles, et des examens en tous genres, le corps médical décide de nous garder en observation.

 

Je ne sais pas s’ils trouveront ce qui est détraqué chez nous, mais en tous cas Il me comprend et Je le comprends très très bien. Dès le lendemain, nous nous enfuyons de l’hôpital main dans la main.

 

 

Invitation à dîner

Chers Bernard et Adrienne,

 

C’est avec notre plus  grand regret que nous ne devons décliner votre invitation à dîner.

 

Patrick et moi nous faisions une joie de venir vous voir, Pat me disait encore hier combien il avait hâte de jouer avec vos six enfants qui doivent avoir bien grandi depuis la dernière fois. Il avait tellement ri quand ces charmants bambins avaient décidé de jouer au paintball dans le salon et que son costume Armani était passé du beige au multicolore. Il était beaucoup plus joli comme ça, très « art contemporain », on aurait dit un Basquiat, on aurait pu l’encadrer.

 

Je comptais aussi vous demander la recette de ce plat exotique sucré/salé/aigre/amer. Le goût était tellement exotique, on n’avait pas réussi à retrouver les ingrédients avec Pat. Je suis tellement déçue de ne pas pouvoir tester votre nouvelle spécialité, j’ai lu sur l’invitation : «haggis aigre doux façon Bushman », j’en salivais d’avance.

 

En tout cas vos chiens avaient adoré, les deux Saint Bernard avaient bavé sur ma jupe en soie pendant tout le repas, et Patrick avaient les joues des Dogs Allemands de chaque côté de sa bouche, ils n’en perdaient pas une miette. Ce sont des connaisseurs ces chiens !

 

Et vos chats sont tellement mignons, nous adorons les animaux et mon cardigan en cachemire noir a encore des poils blancs de Mimi l’angora, qui avait décidé d’en faire sa couche. La canadienne en cuir de Pat a été complètement griffée par Pompon le siamois qui était d’humeur joyeuse ce soir-là, quel foufou !

 

Comment vas la grand-mère de Bernard ? J’avais dîné en face d’elle la dernière fois. Peut-elle à nouveau manger seule ? Je me rappelle qu’elle avait un peu de mal à porter les cuillères de nourriture jusqu’à sa bouche, elle rotait et pétait tout le temps, la pauvre tous ces gaz devaient la faire souffrir énormément. Et ses dents, elle les a retrouvées ? Elles tombaient dans son verre, je me souviens. Quand elle est revenue des toilettes, elle n’avait plus rien dans la bouche.

Nous sommes donc désespérés de ne pas pouvoir être là. Il faut que je vous explique ce qui nous arrive. Toutes les issues de notre maison sont bloquées, j’ai eu un mal fou à faire passer ce message par le trou de la serrure à ma voisine pour qu’elle vous l’apporte. N’essayez pas de nous téléphoner, la ligne est coupée et internet ne fonctionne plus. On ne pourra pas faire comme il y a deux ans et dîner ensemble via Skype. Vous vous rappelez quand votre fils aîné Pierre-jean a décidé de nous jouer sa dernière composition de Heavy Metal ? C’était géant !

 

C’est vraiment pas de chance,  je crois bien que l’ordi est cassé et les téléphones portables complètement déchargés. On n’a même plus d’électricité.

 

Il faut aussi que je vous dise, Patrick est atteint d’une maladie incurable hyper contagieuse, il est couvert de pustules. Je pense que nous ne pourrons plus nous voir, je pense à vos pauvres enfants, il serait irresponsable de les exposer à un tel danger.

 

Ne vous inquiétez pas pour nous, le congélo et le frigo sont pleins, on peut tenir un siège.

 

Profitez bien, et amusez-vous !

 

Nous vous embrassons,

 

 

Eugénie et Patrick