Azéline Partie 5

Chapitre 17

Béryl a enfin retrouvé le contact avec Azéline, malheureusement si elle peut l'entendre, elle ne peut pas la voir. D'où vient cette voix ?

« Tu as l'air bien perturbée ma pauvre Béryl, qu'est-ce qu'il t'arrive ? »

-        Je t'entends, mais je ne te vois pas ! Où es-tu ? 

-        Je suis à côté de toi. 

Béryl regarde partout autour d'elle, elle plisse les yeux pour scruter sa chambre, les murs, les meubles, le plancher, aucune trace de son amie. Ouessant remue la queue et semble s'amuser de l'attitude de la jeune femme.

« Tu me crois folle, Le Chien, je te comprends, à ta place je serais comme toi. »

Béryl tend les mains devant elle, et tente de toucher Azéline.

« Tu es toujours là ? Donne-moi une indication de ta présence, je ne t'entends plus ! »

-        Je crois que ta perception est un peu altérée à cause de tes médicaments. Je pense que ça va revenir. 

-       Tu penses que c'est pour ça que je ne te vois plus ? C'est embêtant. Et si ça ne revenait pas ? 

-        Tu m'entends c'est déjà très bien. 

-        Ce qui est surprenant, c'est que le contact n'a pas été complètement rompu, j'ai pu deviner ton histoire à partir des cartes postales que j'ai lues. C'est exactement comme si tu parlais à l'intérieur de ma tête, ça se fait complètement naturellement. 

-        Je sais. Tu as besoin d'un semblant de contact physique, mais il n'est pas nécessaire. Nous ne vivons pas à la même époque, la perception des choses n’est pas la même, il faut t’habituer. La plupart des gens n’ont pas conscience de cette communication. Ils parlent d’intuition, de sensation. Ils pensent avoir eu l’idée de faire quelque chose, d’écrire une lettre, ou un texte, d’aller visiter un endroit ou d’écouter une musique, et en fait c’est quelqu’un qui vit comme moi qui leur a suggéré .

-        Tu n’es donc pas toute seule ?  demande  Bérylun peu inquiète.

 L’idée d’être entourée de revenants n’est pas très rassurante.

Azéline se met à rire :

« Heureusement que je ne suis pas toute seule, je m’ennuierais. Tu es de très bonne compagnie mais d’autres personnes partagent mon expérience et communiquent avec le futur ».

-        Tu veux dire que je pourrais éventuellement communiquer avec d’autres personnes comme toi. » Béryl imagine  déjà un quotidien entourée de fantômes qui lui demanderont de raconter leur histoire !

-       Je pense que oui. Je t’ai choisie parce que tu étais capable de transmettre ce qui m’était arrivé, et que je sentais qu’une grande complicité était possible entre nous. Tu es quelqu’un de sensible, je savais que tu me comprendrais. D’autres peuvent avoir d’autres motivations. »

Pendant cette conversation Ouessant regarde Béryl comme si elle lui parlait. Ses yeux ont quelque chose d’humain.

« Et oui, petite Béryl, Ouessant m’aide à entrer en contact avec toi ! »

Effectivement, la jeune femme se rend compte que depuis le début, elle parle avec le chien…

« Quelquefois un animal peut servir de vecteur. Quand la communication manque de force pour une raison ou pour une autre, on peut « utiliser » un animal familier. Là encore, il faut qu’une relation privilégiée se soit créée entre la personne à qui on veut parler et le chien par exemple. »

La situation est cocasse, Béryl est en grande conversation avec Ouessant chienne Terre Neuve de 7 ans ! Les réponses d’Azéline sont probablement inaudibles pour les autres, mais est-ce que quelqu’un va s’apercevoir de l’attitude particulière du chien ? Et surtout, combien de temps est-ce que ça va durer ?

La jeune femme ouvre l’album de cartes postales :

 

Chère Azéline,

Ton séjour a été trop court, j’ai l’impression qu’on n’a pas eu le temps de se parler. Ma vie est différente maintenant que François est arrivé au village. Il est très intéressant. Je l’aide beaucoup, son travail est passionnant, il y a tellement de choses à faire pour aider les gens !

Tu me raconteras ce que tu fais, parle- moi de Jules…

Je t’embrasse,

Guillemette

Azie est rentrée dans le petit appartement qu’elle partage avec Germaine. Cette dernière est toujours à Paris, elle rentrera certainement la veille du début des cours.

Azéline avait prétexté qu’elle devait étudier pour revenir plus tôt à Rennes. Elle ne pouvait plus supporter la vie étriquée de Lannargan. Elle se sentait étouffer. Ses parents n’avaient pas cherché à la retenir, ils avaient même l’air contents qu’elle s’en aille. C’est décevant, mais elle peut les comprendre, un décalage s’est produit entre elle et eux. Est-ce qu’il va s’aggraver ? La jeune femme se sent seule. Il faut qu’elle aille de l’avant et qu’elle achève ce qu’elle a commencé, elle deviendra institutrice, une nouvelle vie l’attend. Elle n’a pas beaucoup de repères pour l’avenir, ça l’inquiète mais ça l’excite aussi, il y a tant de choses intéressantes à voir et à vivre !

Rien n’a bougé dans le petit appartement. Les affaires de Germaine traînent un peu partout. Azéline décide de faire un grand ménage, ranger permet de voir plus clair dans l’espace, mais aussi dans son esprit. La table est recouverte des livres et des cours de son amie, la jeune femme en fait des piles et les remet dans les tiroirs du meuble bas où ils doivent normalement se trouver. On voit que les études ne l’intéressent pas plus que ça, elle ne prend pas grand soin de ses cahiers. La belle Germaine a d’autres préoccupations. Tout l’intéresse, elle ne peut pas se focaliser sur un seul sujet, elle est curieuse de tout, c’est ce qui la rend si passionnante. Elle est tellement différente des habitants de Lannargan à l’horizon étriqué. Azéline a appris déjà tellement de choses à son contact, elle n’aurait jamais imaginé qu’on pouvait avoir accès à tant d’univers différents. Elle a découvert la musique, la politique, les sorties dans les cabarets. Les nouveaux sujets à explorer semblent illimités. Germaine apprend finalement peu de choses à l’Ecole Normale, pour elle la véritable école, c’est le monde dans son entier.

 Azie peut suivre les déambulations de Germaine dans l’appartement en suivant ses vêtements. Un chapeau, des gants et des chaussures près de la porte, une veste et une robe un peu plus loin, elle a dû les enlever en entrant dans l’appartement. On reconnaît son empressement, Germaine n’a pas de temps à perdre, elle est toujours pressée, toujours prête pour de nouvelles aventures ! Ses bas et ses sous-vêtements sont de l’autre côté de l’appartement, devant le miroir où elle a dû se regarder. Azéline l’imagine complètement nue en train de se contempler. C’était quelque chose d’impossible à imaginer pour Azéline il y a encore quelques temps, se regarder nue dans un miroir ! Chez ses parents il n’y a qu’une petite glace où on a du mal à voir son visage en entier, elle sert pour toute la famille. Elle revoit Germaine la première fois qu’elle s’est examinée de la sorte devant son amie :

« Comment me trouves-tu Azie ? J’ai un peu grossi, tu ne trouves pas ? J’ai un popotin d’enfer ! »

Elle se tournait et se retournait en admirant son reflet.

« Pas mal, pas mal, il faut que je retourne chez le coiffeur par contre. »

En disant cela, elle passait la main dans ses cheveux noirs.

Azéline n’osait pas la regarder, elle n’avait jamais vu un sexe de femme, elle ne regardait même jamais le sien, ça ne se faisait pas, quant à sa mère, elle n’avait jamais rien vu de plus que son visage, son cou et ses avants bras !

« Tu es toute rouge mon Azie ! Qu’est-ce que tu es prude, allez déshabille-toi, qu’on regarde comment tu es faite ! »

Elle avait fait un pas vers Azéline en faisant semblant de vouloir mettre sa menace à exécution, ses yeux verts pétillaient de malice. La jeune femme s’était mise à trembler, ce genre de jeu ne l’amusait pas du tout !

« Allez, remets-toi, je plaisante, relax ! »

 

Germaine n’est pas là, Azéline se met devant le miroir, elle enlève ses vêtements et se retrouve toute nue. La femme qu’elle voit en reflet est une inconnue pour elle. Elle est grande, très fine, mais ses formes sont très féminines, elle a des seins et des fesses. Azie regarde sa peau blanche, elle a un teint de porcelaine, ses yeux bleus contrastent avec sa chevelure noire. Son reflet lui plaît, elle se sourit,

« Bonjour Azéline ! »

En se rhabillant elle sent qu’une nouvelle étape a été franchie, elle sait à quoi elle ressemble. La situation peut paraître ridicule, il a falluqu’elle attende l’âge de 18 ans pour se voir enfin ! Elle ramasse les vêtements de Germaine, ils sentent le parfum, et l’odeur de la jeune femme, elle les respire avant de les déposer sur le lit de son amie.

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Chapitre 18

Mon Azie chérie,

Il y a tellement de choses à faire ici. Je me suis acheté de nouvelles robes, elles sont de style oriental, c’est la grande mode ici. Elles ont des voiles magnifiques et le dos et les épaules sont dénudées. J’ai hâte de te les montrer !

Je t’embrasse,

Germaine

 

 

Encore une semaine avant le retour de Germaine, Paris la fascine et elle n’a pas tellement envie de rentrer à Rennes.

 

La mode ! C’est une découverte pour Azéline, elle n’a jamais vu autant de robes que dans l’armoire de Germaine. Elle se rappelle quand elle l’a vu ouvrir une de ses valises, il y avait des tenues pour toutes les occasions : le matin, l’après-midi, le soir, les promenades … A Lannargan, on a des vêtements pour l’été et des vêtements pour l’hiver. La tenue du Dimanche dure presque une vie. De toute façon les femmes sont la plupart du temps habillées en noir, le deuil dure deux ans, et il y a toujours un décès à respecter dans la famille. Elle ne se souvient pas avoir vu sa mère habillée en couleur, c’est peut-être pour ça qu’elle est toujours si triste.

 

Il est 8 h 30, Azéline descend faire quelques courses, les placards sont vides. Elle va vers le marché où les charrettes sont arrivées depuis longtemps. De petites femmes arrivent à tirer des voitures remplies de marchandises qui font dix fois leur poids. Les voitures sont alignées sur trois rangées.  On trouve de tout, de la viande, des fruits et des légumes, du beurre,des œufs. Tous ces produits viennent des fermes environnantes. Les vendeurs utilisent des chevaux pour tirer leurs chariots. On leur a donné du foin et de l’eau, ils attendent patiemment la fin du marché pour reconduire leur maître à la campagne.

 

La jeune femme passe voir Georgette qui vend du poisson. Les maquereaux et les sardines sont disposés sur un lit de glace qui fond inexorablement. A 11 h elle sera transformée en eau et l’œil des poissons deviendra bien terne. La poissonnière a choisi un endroit ombragé sur le marché, le soleil est son ennemi.

 

« BonjouR ma belle, qu’est-ce que tu veux aujourd’hui ? Tu es seule, ton amie t’a laissée tomber ?

 

Elle roule les « r » comme une Espagnole.

 

-Bonjour Georgette ! Non elle est encore en vacances, elle revient bientôt.

 

- Qu’est-ce que je te seRs mes saRdines sont magnifiques, elles viennent de SaintMalo.

 

- Très bien, mettez-moi deux sardines et une poignée de crevettes grises, s’il vous plaît.

 

- Les cRevettes sont toutes fRaîches, on pouRRait presque les manger cRues. »

 

Georgette a l’accent rocailleux d’Ile et Vilaine comme beaucoup de gens ici. Peu de personnes parlent avec l’accent parisien même dans une grande ville comme Rennes. Les particularités régionales sont encore vivaces et même les politiciens gardent leur accent. La radio et la télévision n’ont pas encore eu leur effet dévastateur sur la  prononciation standard de la langue française.

 

La poissonnière met les sardines dans un des plateaux de sa balance, sur l’autre elle dispose des masses de différentes tailles. Quand l’aiguille entre les deux plateaux est au milieu elle annonce :

 

« 200 gRammes, tu vas mouRir de faim, tu n’en veux pas deux de plus ?

 

-Non merci, Georgette, ça suffira.

 

- Comme tu veux , et 100 gRammes de cRevettes. Je t’enveloppe tout ça dans un jouRnal.

 

Azéline paye et achète du beurre sur l’étal à côté. Une dame est installée sur un petit tabouret, la motte de beurre, la crème, le lait et la crème sont dans des paniers à même le sol. Dans une cage derrière elle, deux poulets attendent que vienne leur dernière heure. La jeune fille achète 200g de beurre demi-sel. La crémière est venue en vélo avec une petite remorque. Combien de kilomètres a-t-elle faitsavec son chargement ? Probablement une dizaine, et dans cette région où les côtes sont partout, Azéline se doute qu’elle a devant elle une sportive qui s’ignore. La femme  coupe la grosse motte jaune et luisante de sel avec une grande spatule en bois.

 

« 100 g de cœur de lait, s’il vous plaît ».

 

La jeune fille tend un pot de verre que la dame remplitde lait caillé bien blanc.

 

« Merci, au revoir. »

 

Son repas sera complété d’une pomme qu’elle trouve sur une charrette voisine. Les prix augmentent de jour en jour, on se demande jusqu’où ça va aller. Tous ces bruits de guerre inquiètent les gens.

 

« Bonjour Azéline, ça me fait plaisir de te voir ! »

 

Jules se tient devant la jeune fille. Il arbore un large sourire sous sa moustache rousse.

 

« Jules, je ne m’attendais pas à te voir maintenant, tu es déjà rentré ?

 

-       Oui, il y a trop de monde à la maison, je ne pouvais pas travailler. Deux de mes quatre frères sont dans les champs  dans la journée, mais mes sœurs et les deux autres sont encore jeunes, ils passent leur temps dans mes jambes. Je les adore mais j’ai parfois besoin de respirer.

 

-       Je te comprends, je suis rentrée pour travailler aussi, Germaine n’est pas encore revenue de vacances, j’en profite un peu.

 

-       Je te raccompagne, donne-moi tes paquets, je vais t’aider.

 

Jules est un garçon prévenant et gentil, Azéline est contente de l’avoir rencontré.

 

-       Que fais-tu demain ? On pourrait aller se promener dans les jardins du Thabor ?

 

-       Très bonne idée ! Je travaillerai le matin.

 

-       Je t’attendrai en bas de chez toi à 2h.

 

Les deux jeunes gens se quittent à la porte de l’immeuble d’Azéline, il n’est pas convenable qu’une jeune fille reçoive un jeune homme, surtout si elle est seule. Ce genre de détail ne gênerait certainement pas Germaine, mais pour Azéline et Jules les convenances sont importantes. Un jour la jeune femme aura à souffrir de tous ces préjugés qui encombrent les consciences,  pour l’instant, elle trouve très poli de la part de son ami, de la saluer et de rentrer déjeuner chez  lui.

 

 

Béryl a l’impression de se réveiller quand elle arrive à s’extraire de l’histoire d’Azéline. Elle est tellement concentrée que le monde pourrait s’écrouler, elle ne l’entendrait même pas.

 

Elle referme l’album, et descend dans la cuisine. Sur la table, le beurrier trône. Le beurre demi-sel jaune paille luit.

 

« Ce midi, on mange du poisson », déclare Marie-Madeleine de son  ton de matrone autoritaire.

 

-       Des sardines ou des maquereaux je suppose ?

 

-       Oui pourquoi tu n’aimes pas ?

 

 

-       Si si au contraire ! C’est très bien. »

 

Béryl repense à ce que lui a dit son amie du passé :

 

« Quelquefois ce sont les revenants qui suggèrent aux vivants d’écouter une musique ou de manger un plat. »

 

Azéline a peut-être suggéré à Tantine de faire du poisson. Elles se mettent à table.

 

 

 

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Chapitre 19

Azéline a bien aimé la promenade dans les jardins du Thabor avec Jules, ils se sont assis sur un banc et le jeune homme a voulu lui prendre la main. Azéline a sursauté elle ne s’y attendait pas vraiment. Elle connaissait les sentiments de Jules mais elle ne pensait pas qu’il lui ferait une déclaration ce jour-là :

 

« Je suis désolée Jules,  mais c’est encore un peu tôt pour moi. »

 

Jules est devenu tout rouge :

 

-Je suis désolé, je ne me conduis pas comme il faut.

 

La jeune fille est confuse, ses sentiments aussi sont partagés. Pourquoi ne ressent-elle rien pour Jules ? Il est gentil, sérieux, intelligent, bien fait de sa personne ; pourtant elle sait au plus profond d’elle-même qu’elle n’est pas amoureuse de lui, et qu’elle ne le sera jamais.

Comment doit-elle se conduire, elle ne veut pas l’encourager, mais elle ne veut pas non plus lui faire de peine, son amitié lui est très précieuse. La vie est bien compliquée. Sa mère lui dirait qu’elle est une bécasse, elle lui demanderait pour qui elle se prend, et qui elle espère marier ! Elle l’entend déjà :

 

« Ma pauvre fille, regarde toi ! Tu es une campagnarde ! Estime-toi heureuse qu’il s’intéresse à ta petite personne ! Tu ne retrouveras pas une occasion pareille. J’espère que tu ne vas pas te laisser éblouir par un beau parleur qui profitera de ta naïveté. C’est ça qui te pend au nez, les « gandins » ne proposent pas le mariage, il ne cherche qu’à traîner les donzelles dans leur lit ! Jésus Marie Joseph qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir une écervelée dans ton genre ? »

 

Elle a sans doute raison, Azéline ne retrouvera peut-être jamais un garçon aussi gentil que Jules, mais il y avait toujours cette petite voix à l’intérieur de son cœur qui lui disait :

 

« Ton grand Amour n’est pas loin, sois patiente, tu vas le rencontrer. »

 

Azéline ne veut pas d’une vie médiocre comme celle de ses parents et de ses grands-parents. Elle veut vivre de grandes choses, n’est-elle pas à Rennes ? Elle a déjà l’impression d’avoir vécu plus en quelques semaines, que sa famille dans toute une vie.

 

Le reste de la semaine se passe tranquillement, entre travail, ménage et courses. Jules n’est pas reparu, il est sans doute vexé ou honteux de son audace.

 

Ma chère petite Azie,

Je rentre samedi, je suis triste de quitter Paris, mais tellement contente de te retrouver ! Nous y retournerons ensemble, je te ferai tout visiter. J’ai l’impression d’avoir 10 ans de plus, j’ai vécu tant de nouvelles choses !

 

Germaine rentre demain ! Azéline chante en passant le balai dans le petit appartement. Elle a le cœur léger. Si seulement elle pouvait ressentir le même genre d’émotion à la venue de Jules ! La vie est bizarre décidément. Elle va préparer un bon repas, elle va acheter des fleurs, il faut que son amie soit heureuse de revenir à la maison. Et si elle regrettait Paris ? Et si elle trouvait Azéline stupide et inintéressante ? La jeune femme se regarde dans le miroir. Elle ne porte pas de tenues à la mode, pas de voiles orientaux. Comme sa mère le lui dit souvent, elle a l’air d’une paysanne montée à la ville, ce qu’elle est de toute façon. Que faire pour changer les choses ? La jeune femme fouille dans les vêtements de Germaine. Elle trouve une robe qui lui arrive à mi mollet et une grande écharpe en soie. Elle met les boucles d’oreille qu’elle lui a offertes, dénoue sa longue tresse et la laisse tomber sur le côté. L’image que lui renvoie son reflet est complètement différente de la jeune institutrice modèle dont elle a l’habitude. Elle est une autre, même son regard semble changé, elle est plus sûre d’elle. Sa famille ne la reconnaîtrait pas.

 

Le lendemain, Germaine rentre en taxi. Azéline aurait marché de la gare à l’appartement, mais son amie est habituée à la grande vie ! Elle ouvre la porte avec fracas :

« Azie, Azie je suis si contente de te voir !!

Elle se jette dans les bras de la jeune fille.

- Montre-toi un peu.

 

Elle recule pour voir Azéline.

 

-Mais tu es magnifique ! C’est incroyable ce que tu peux être belle !

 

-Tu ne m’en veux pas d’avoir pris tes vêtements ?

 

-Mais pas du tout voyons ! Tout ce qui est à moi est à toi, sers toi quand tu veux. Viens par ici, je vais te montrer les jolies robes que j’ai ramenées.

 

Germaine ouvre sa valise en cuir fauve. Elle en sort des merveilles.

 

-Viens on va les essayer !

 

Les deux jeunes filles passent la fin de la journée à essayer des tenues. Certaines sont transparentes, d’autres avec des paillettes, toutes les matières sont douces et luxueuses.

 

Azéline a l’impression de revivre, la présence de Germaine est tellement stimulante ! Elle a l’impression que le Printemps est revenu, la vie est différente.

 

Elles dînent toutes les deux, Azéline a fait une table de fête, elle a même allumé des bougies. Germaine est intarissable, elle raconte le théâtre, le cinéma, les musées, les promenades dans les rues de Paris, les élégantes, mais surtout, elle lui parle de toutes ces personnes exceptionnelles qu’elle a rencontré.

 

-Azie, à Paris ils disent tous que la guerre va éclater. On dit qu’elle ne va pas durer mais la mobilisation ne devrait pas tarder. Tous les hommes en âge de combattre devront partir.

-C’est affreux, Jules et Henry vont devoir y aller, ils ne pourront même pas finir leurs études !

 

-Avant de partir, je trouvais la guerre très romantique, mais je me suis rendu compte de l’atrocité que cela représente. J’ai rencontré des pacifistes Azie, ils disent que les politiciens mentent, que la guerre peut s’éterniser, et que beaucoup de personnes vont mourir.

 

Azéline est consternée, ses amis de Lannargan devront partir aussi.

 

-Tu sais ma chérie, il faut profiter de la vie, on ne peut pas se dire qu’on vivra des choses intéressantes plus tard. C’est maintenant qu’il faut vivre ! J’ai couché avec un homme quand j’étais à Paris.

 

-Comment ? Mais enfin Germaine, tu as perdu ta virginité et tu n’es pas mariée ! Et si tu tombais enceinte !

 

-Qu’est-ce que tu peux être prude ! Je ne suis pas enceinte, et bon vent à ma virginité. Je ne voulais pas la réserver à mon futur mari de toute façon. Je veux être une femme libre et insoumise, tu comprends Azéline ? Il faut être libre !

 

 

 

Béryl sourit en lisant les dernières lignes qu’elle vient d’écrire. Germaine veut être libre ! L’argent de sa famille lui permet de se défaire de beaucoup de contraintes, mais pour Azéline ce sera plus compliqué.

 

-Qui était cet homme qui a eu une relation avec Germaine ? demande-t-elle à Azéline qui est assise à côté d’elle.

 

-Je ne sais pas, elle ne m’en a pas beaucoup parlé. C’était un homme sans importance, il était bien fait de sa personne, c’est à peu près tout ce que j’ai eu comme information.

 

-Germaine me surprend toujours, elle est tellement libre.

 

-Oui, c’est ce qui a conduit à ma perte, mais je ne regrette rien.

 

 

 

 

 

Chapitre 20

 

Béryl et Azéline sont dans la chambre assises à la table de travail.

 

-Germaine s’est sentie libérée par la relation qu’elle a eue avec ce Parisien. Je n’aimais pas Jules, j’étais bien avec Germaine. J’étais très attirée par elle, nous avons couché ensemble.

 

-ça s’est passé le soir même ?

 

Béryl n’est pas surprise par la confidence de son amie, elle sait depuis le début ce qui s’est passé, elle a lu toutes les cartes postales, et a vu l’évolution des relations entre les deux femmes.

 

-Non ça s’est passé dans les jours qui ont suivi. Nous étions tellement contentes de nous retrouver. Il y avait cette peur de la guerre autour de nous, cette peur de mourir. Cela a peut-être précipité les choses. Quand nous rentrions à la maison, une douceur indicible nous envahissait, il n’y avait plus qu’elle et moi.

Je te choque Béryl ?

 

-Non, les choses ont beaucoup évolué au cours des années. L’homosexualité féminine a, de toute façon, toujours été mieux acceptée que l’homosexualité masculine.

 

-Oui probablement. Mais nous n’étions qu’à Rennes, pas à Paris, les mentalités étaient différentes. Nous cachions nos sentiments à notre entourage. Germaine n’était pas d’accord avec moi sur ce point, tu t’en doutes. Elle aimait provoquer les gens. Je n’étais pas dans la même dynamique. Je pensais à ma vie à Lannargan, là-bas notre amour était contre-nature.

 

-J’imagine !

 

-Le peu de temps que j’ai passé avec Germaine a été la période de ma vie la plus belle, la plus intense et la plus intéressante. Je ne l’ai jamais regretté. Même si ça ne m’a pas rendu la vie facile.

Béryl sait quel a été le calvaire d’Azéline. Elle trouve son amie très courageuse, elle n’a jamais renié ce qu’elle a vécu.

 

§§§§§

 

Chère Azéline,

Je t’écris chez toi, parce que je n’ai pas eu le plaisir de te voir dernièrement. Tu travailles beaucoup je crois. Moi aussi, mais j’espère que tu auras le temps de venir nous rejoindre à l’Enfer.

Je t’embrasse,

Jules

 

Azéline lit la carte postale. Elle est désolée pour Jules, il est tellement gentil.

 

-Germaine, Jules propose d’aller boire un verre à l’Enfer un de ces soirs, qu’en penses-tu ?

 

La jolie brune aux yeux verts sort de la chambre dans une superbe robe brodée. Elle enlace Azéline et l’embrasse dans le cou.

 

-Toi alors ! Tu veux me débaucher maintenant, tu me proposes d’aller boire !

 

-Il ne s’agit pas d’aller boire, mais nous ne sortons plus, les gens vont finir par jaser.

 

Germaine regarde son amie dans les yeux :

 

-Arrête d’avoir peur, deux jeunes filles qui ne sortent pas pour rester à travailler chez elles, c’est tout à fait normal. Avant tu craignais qu’on te prenne pour une femme de mauvaise vie parce qu’on allait au cabaret !

 

-Je sais, mais j’ai tellement peur ! Rappelle-toi quand on s’est fait renvoyées de l’internat, j’ai failli arrêter mes études. La vie n’est pas si simple pour moi.

 

-Je sais ma petite chérie, dit Germaine en caressant la joue de sa bienaimée. On va faire attention ! On y va ce soir voir ton amoureux transi, comme ça tu vas être rassurée.

 

A 7 heures du soir, les deux amies arrivent au cabaret l’Enfer, où elles retrouvent Henri et Jules. Henri interpelle Azéline et Germaine qui cherchent les deux garçons du regard.

 

-Bonsoir les filles !

 

 

-Où étiez-vous passées ? Vous êtes devenues des nonnes ma parole ! Travail, travail, travail !

 

Germaine dépose deux gros baisers sonores sur les joues du beau brun.

 

-Qu’est-ce que tu crois ? Depuis que j’habite avec Azéline, elle m’a fait un programme très strict : pas de sortie tant que le travail n’est pas fini. Et on a eu beaucoup de devoirs à rendre ces derniers temps.

 

Azéline ne peut pas s’empêcher d’être gênée, elle est persuadée que tout le monde se rend compte que sa relation avec Germaine a changé, même Jules la regarde bizarrement. C’est vrai qu’elle se sent tellement jolie, tellement aimée ! Son comportement s’en ressent, elle est plus à l’aise avec son corps, elle bouge avec plus d’aisance.

 

-Les bruits de guerre s’intensifient, il faut s’amuser tant qu’on le peut encore. Le travail passe après pour moi, nous ne serons peut-être plus là dans quelques temps.

 

Jules est toujours le plus inquiet, mais il a probablement raison. Il faut que les jeunes gens profitent de la vie tant que c’est encore possible. On parle d’une guerre éclair, mais on ne sait jamais.

 

-Jules, tu es toujours aussi pessimiste. Avec Azéline et toi, on passe notre temps à s’inquiéter, détendez-vous bon sang ! S’exclame Germaine.

 

-Tu viens danser Azéline ?

 

Le jeune homme s’est levé, il entraîne sa cavalière sur la piste. http://www.youtube.com/watch?v=1KjrD_B5X1M

Germaine entraîne Henri à son tour. Elle ne peut pas s’empêcher de prendre l’initiative. Le garçon se laisse faire, trop heureux de pouvoir valser avec la jolie brune.

 

-Alors Germaine, tu as un petit ami ? Tu es tellement belle, tu ne dois pas laisser les garçons indifférents.

 

La jeune femme plante son regard émeraude dans les yeux clairs d’Henri.

 

-Tu es bien curieux dis-moi !

 

-Avec cette guerre qui menace, je me dis qu’il faut oser, alors j’ose te dire que je te trouve très jolie et que tu me plais beaucoup.

 

Germaine dans un geste soudain embrasse Henri sur la bouche. Le jeune téméraire devient rouge comme une pivoine, il ne s’attendait pas du tout à cette réaction. Les autres danseurs regardent le couple mi-amusés, mi-choqués, la jeune femme est vraiment très audacieuse.

Azéline est atterrée. Qu’est-ce qui lui prend ? Le geste de Germaine ne l’étonne pas, elle sait qu’elle ose tout, mais elle ne peut pas s’empêcher d’être jalouse. Ressent-elle quelque chose pour Henri ? Elle est déjà tombée amoureuse d’un homme, elle préfère sûrement un être plus viril, Azéline n’est certainement qu’un amusement pour elle. De toute façon elle a raison, leur relation ne pourra pas durer, deux femmes ne peuvent pas vivre ensemble, quelle idiote ! Elle s’est laissé prendre !

La nausée l’envahit, sa tête se met à tourner, elle tombe lourdement sur la piste de danse.

 

Quand elle rouvre les yeux, elle voit des visages penchés sur elle.

 

-Elle ouvre les yeux, ça va mieux ?

-On va la relever et l’assoir sur une chaise.

 

Azéline entend les voix mais n’arrive pas à déterminer qui parle. Elle a très envie de dormir, ses paupières sont lourdes.

 

-Azéline, réveille-toi. Elle part à nouveau. Henri aide-moi, on va l’assoir. Germaine amène de l’eau.

La jeune femme reconnait la voix de Jules, il a pris la direction des opérations. Azéline sent un linge froid sur son front, et une violente odeur de menthe achève de la réveiller. Elle se sent soulevée et on l’installe sur un fauteuil.

 

-Comment vas-tu ? Comment te sens-tu ?

 

Germaine est inquiète elle couve sa compagne du regard, elle lui prend la main. Azéline est rassurée, elle voit dans les yeux de son amie, qu’elle l’aime vraiment.

 

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Béryl ne comprend pas l’attitude de Germaine.

 

-Pourquoi a-t-elle embrassé Henri ? C’est n’importe quoi !

 

-En faisant cela elle agissait pour nous. En arrivant à la maison je lui ai demandé des explications. En embrassant Henri, elle nous achetait un peu de liberté, personne ne pouvait plus la soupçonner d’être homosexuelle.

 

-Le problème c’est qu’elle a dû être obligée de mentir à Henri, le pauvre garçon, elle s’est moquée de lui.

 

-Germaine n’avait pas toujours conscience de ce genre de choses. Henri était gentil, beau garçon, il pouvait lui servir, elle n’a pas vraiment pensé aux conséquences.

 

-Pardonne-moi Azéline, mais je la trouve très égoïste. Se servir des gens, ce n’est pas moral du tout !

 

-Peut-être bien. La morale et Germaine étaient deux choses différentes. Tout  ce qui pouvait nous permettre de nous aimer plus librement était permis. Elle ne pensait qu’à notre bien-être.

Il est tard, Béryl, je dois partir, on se reverra demain si tu veux bien.

 

 

-Bonsoir Azéline, à demain, j’ai hâte que tu me racontes la suite.