Azéline partie 7

Chapitre 25

-       Un jour de printemps,  nous étions chez mes parents. Nous avions décidé d’aller nous promener sur les chemins. La campagne autour de Lannargan est très jolie, il y a des plantes comestibles partout, des pissenlitsdes ortiesde la consoude et de l’oseille sauvage. Germaine et moi marchions main dans la main. Nous avions cueilli des herbes pour faire des salades. Nous portions chacune un grand panier. Ma mère serait contente en découvrant notre récolte, on pourrait même en donner aux voisins ! Les clochettes bleues et le muguet poussaient un peu partout dans les sous-bois. C’était une journée magnifique Béryl. Nous nous sommes assises dans l’herbe, au soleil, il faisait chaud, c’était agréable. La guerre et ses morts semblaient si loin de nous. Nous nous sommes embrassées. C’était si doux, si bon ! Nous faisions très attention quand nous étions dans mon village, mais ce jour-là était particulier, nous nous sentions tellement bien. La peau de Germaine était si blanche et délicate, si fine, elle était presque transparente. Je laissais courir mes doigts le long de ses bras nus. Elle me disait que je sentais encore meilleur que les fleurs du printemps. Elle enfouissait son visage dans mes cheveux et me respirait. Nous n’avons pas vu la mère de Guillemette qui cueillait de l’herbe pour ses lapins. ..

 

-       C’est elle qui vous a dénoncées ?

 

-       Bien sûr que c’est elle ! Elle était jalouse de nous. Elle ne comprenait pas que mes parents m’aient laissée partir à Rennes, ce lieu de perdition. Si au moins j’avais eu de la famille là-bas ! Mais une jeune fille seule dans une grande ville c’était inimaginable.

 

-       Elle savait que tu étudiais pour devenir institutrice ?

 

-       Bien sûr ! Mais dans son monde étriqué une femme ne travaille pas, elle se marie, a des enfants et s’occupe de son foyer. Si elle devient veuve, elle porte le deuil de son mari toute sa vie. Le plaisir n’avait aucune place dans sa vie.

 

-       Mais ses enfants sont bien allés à l’école, s’exclame Béryl. Ils ont bien eu des professeurs formés à la ville !

 

-       Pour elle, seule l’école religieuse était recommandable. L’école publique était pour les mécréants.

 

Des larmes coulent sur les joues d’Azéline.

 

-       Elle s’est précipitée au village pour dire qu’elle nous avait vues. Elle détestait Germaine, elles étaient tellement différentes ! Madame Morvan était une femme en noir, une ombre qui rasait les murs. Sa seule distraction était la messe. Germaine vivait en couleur, c’était un soleil.

 

-       Tes parents l’ont crue ?

 

-       Oui et non. Ils se méfiaient de Germaine, elle était si différente de nous ! Quand on est rentrées, mes parents nous regardaient d’un drôle d’air. Ma mère a pris nos paniers sans rien dire, j’ai tout de suite vu que quelque chose n’allait pas. Plus tard, elle m’a dit qu’elle préférerait que Germaine ne vienne plus à la maison.

 

 

§§§§§§§

 

 

-       Ton amie ne doit plus veniR ici Azéline, je n’aime pas son genRe. Elle a une mauvaise influence suR toi.

 

-       Pourquoi est-ce que tu dis ça ? L’oncle de Germaine lui a envoyé des cigarettes, elle en a ramené pour papa, c’est gentil.

 

-       Je ne dis pas qu’elle n’est pas gentille, mais elle a des manièRes d’effRontée. Elle paRle foRt, elle s’habille tRop couRt, et ne compRend pas notRe vie. Je ne suis pas idiote, je vois bien qu’on la fait RiRe quelquefois, elle se moque de nous.

 

-       Tu te trompes maman, elle vous aime beaucoup…

 

La mère d’Azéline élève la voix.

 

-       Les gens jasent. Nous allons êtRe la Risée de tout le village, elle ne ReviendRa pas un point c’est tout !

 

Aucune autre n’explication n’est donnée. Azéline apprend  plus tard de la bouche de Guillemette que sa mère les a vues s’embrasser.

 

-       Mais enfin Guillemette, tu ne peux pas croire ça !

 

La jeune fille ment elle aussi en répondant à son amie.

 

-       Non bien sûr, mais c’est vrai que vous êtes très proches toutes les deux. Germaine est très spéciale, tu ne peux pas empêcher les gens de parler.

 

 

-       Ce sont des commérages Guillemette ! Maman ne veut plus recevoir Germaine à la maison, qu’est-ce que nous allons faire !

 

Guillemette répond en lui tournant le dos pour rentrer chez elle :

 

-       Ta mère a raison.

 

Quand on pense à l’attitude de Guillemette avec le gentil curé, ses paroles ont de quoi surprendre. Elle se fait défenseur de la morale aujourd’hui ! Demain, elle ira fricoter avec lui dans la sacristie. Azéline est furieuse. Elle en veut à son amie, à sa mère, à ses parents, et même à Germaine qui n’a pas su se tenir, qui n’a pas senti le danger.

 

Le retour à Rennes se fait plus tôt que prévu, les deux jeunes femmes prennent le train. Personne ne les accompagne à la gare cette fois-ci, pourtant leurs paniers sont lourds de tous les légumes et les victuailles qu’elles ramènent. Quelques gamins du village les suivent en se cachant derrière les arbres et en pouffant de rire. Germaine est très en colère, elle ne comprend pas l’attitude des gens de Lannargan.

 

-       Ce sont des ploucs Azéline, des gens bornés, tu ne dois plus remettre les pieds ici. Ils devraient sortir un peu de leur trou ces taupes ! Regarde ! Même les jeunes prennent  le chemin de leurs parents !

 

Azéline essaie de la calmer sans grand succès, et c’est avec soulagement qu’elle s’installe enfin dans le compartiment. Mais Germaine continue à pester, et elle commence à attirer l’attention sur elle, une fois de plus !

 

-       Calme-toi Germaine, s’il te plaît. Tout le monde nous regarde.

 

Le regard que lui décoche la jolie brune, est foudroyant, ses yeux verts brillent d’un éclat presque inquiétant.

 

-       Tu es bien comme eux ! Aussi frileuse, tu baisses les yeux. Il faut marcher la tête haute Azie, ne te laisse pas faire !

 

C’est si simple pour la jeune Parisienne et si difficile pour la petite Bretonne de Lannargan.

 

De retour dans leur appartement, elles ont des discussions sans fin qui ne mènent à rien. Elles viennent de deux mondes différents, et ça ne pourra jamais changer. Désormais, Azéline se rend seule chez ses parents, et Germaine reste à Rennes.

Tout rentre dans l’ordre, la jeune villageoise ne parle plus jamais de son amie, et ses parents évitent aussi le sujet. Elle doit se surveiller sans arrêt, elle ne peut  rien raconter. Tout ce qu’elle vit, tout ce qu’elle fait d’important c’est en compagnie de Germaine, la femme qu’elle aime. Quand on lui pose des questions sur Rennes, elle reste évasive. Si elle est un peu fatiguée, elle a peur de laisser échapper des détails compromettants, elle commence à éviter les gens, à se taire, à ne pas participer aux conversations. Ses parents finissent par se demander si elle n’est pas malade.

 

-       Tu es pâle ma fille, tu manges bien à Rennes ?

 

-       Oui oui ne t’inquiètes pas.

 

-       Tu soRs un peu tout de même ? Il ne faut pas Rester enfeRmée avec tes livRes !

 

-       Non non, je sors.

 

-       Tu vas au Jardin du ThaboR ?

 

-       Quelquefois.

 

-       Tu y vas avec des amis ?

 

-       Non seule.

 

-       Tu n’as pas d’amis ?

 

-       Si.

 

-       Ils ne viennent pas avec toi ?

 

-       Non.

 

Elle a parfois l’impression que c’est la guerre des nerfs. Elle n’a même plus envie de  voir sa famille.

 

Quand elle rentre à Rennes, c’est au tour de Germaine de la questionner.

 

-       Alors tu rentres de chez les ploucs ?

 

-       Ne dis pas du mal de mes parents s’il te plaît.

 

-       Ils ont le droit de dire du mal de nous, mais il faut nous taire ! Personne ne me fait taire moi !

 

Azéline se retrouve une fois de plus coincée entre ces deux sphères complètement étrangères l’une à l’autre.

 

Les grandes vacances  arrivent, les deux jeunes femmes doivent se séparer pour trois longs mois. Germaine repart à Paris, et Azéline à Lannargan. Cette séparation leur parait plus difficile que les fois précédentes.

 

-       Tu m’écriras ma chérie ? Pourquoi est-ce que tu ne viens pas avec moi à Paris ? Tu vas t’ennuyer à mourir chez les bouseux.

 

-       Ce sont mes parents Germaine, je ne suis pas mariée, je dois rentrer chez eux.

 

-       Tu vas faire ce qu’ils t’ordonnent de faire jusqu’à quel âge ? Ils t’empêchent de vivre, de profiter ! Pense à nos amis qui sont au front, la vie est courte, il ne faut pas la gâcher avec des croyances stupides !

 

-       Ce ne sont pas des croyances stupides, ma réputation est déjà mise à mal, qu’est-ce que les gens diraient si je partais avec toi à la capitale ? Je serai une fille perdue, une prostituée !

 

-       Tout de suite les grands mots !

 

Elle voit qu’elle a blessé Azie. Elle est désolée de lui faire de la peine.

 

-       Je t’écrirai ma chérie.

 

Germaine enlace Azéline, elle la couvre de baisers.

 

 

-       Je ne peux pas me passer de ta petite personne, tu le sais ? Je vais penser à toi tous les jours. Je t’aime, tu es la femme de ma vie.

 

Azéline pleure, Germaine est tout pour elle, mais elle sait que leur amour est condamné. Condamné par sa famille, condamné par la société, et par l’Education Nationale. Que faire si elle se retrouve sans travail, sans argent et rejetée par ses parents ? La pauvre Azéline ne sait pas ce qu’elle va devenir. Quand elle est avec Germaine, elle essaie d’oublier ses soucis, elle profite de la vie, mais quand elles sont séparées les difficultés que crée leur relation remontent à la surface.

 

-       Je t’enverrai des cartes postales de tous les coins de Paris. Tu verras ce que je verrai. Je te tiendrai au courant de tous mes faits et gestes. Tu seras avec moi, quoiqu’en pensent tes parents ! Nous sommes plus fortes qu’eux, tu le sais ?

 

Leurs adieux sur le quai de la gare sont insupportables pour Azéline, elle se sent vide, seule, inutile,  coupée en deux. Une partie d’elle-même est partie vers Paris, ce qui reste s’enfonce vers la campagne.

 

 

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-       Germaine a tenu promesse, quand je vois la montagne de cartes postales que tu as reçue Azeline, c’est impressionnant !

 

 

-       Oui Béryl, j’en recevais une par semaine, parfois deux. C’était un rayon de soleil pour moi. J’avais l’impression de vivre dans la nuit et dans la tristesse. Rien ne me plaisait plus, je sortais très peu, je ne mangeais presque rien. Mes parents étaient inquiets.

 

 

-       Ils faisaient le rapprochement avec Germaine ?

 

 

-       Non, pour eux une relation entre deux femmes était tellement improbable, qu’ils pensaient que c’était de l’histoire ancienne. Je recevais les cartes de ma fiancée (c’est comme ça que nous nous appelions), sous enveloppe, ils pensaient que j’avais un petit ami.

 

 

-       Mais les lettres venaient de Paris, ils savaient que Germaine était parisienne !

 

-       Oui, mais certaines lettres de soldat transitaient par Paris, je leur laissais croire qu’un beau poilu en pinçait pour moi !

 

-       Germaine poilue ! Je ne sais pas si ça lui aurait plu !

 

Les deux femmes rient, Béryl voit qu’Azéline est très perturbée par tout ce qu’elle raconte. Le récit de ce qu’elle a vécu n’est pas libérateur mais cela semble plutôt la replonger dans la mélancolie qu’elle connaissait à ce moment-là. Rire lui fait du bien. Elle caresse les cartes postales de ses longs doigts pâles. Soudain son visage s’illumine :

 

-       Regarde, on voit Germaine déguisée en soldat sur celle-là.

 

Photo femme soldat : http://pages14-18.mesdiscussions.net/pages1418/forum-pages-histoire/femme-uniforme-sujet_5360_1.htm

 

 

 

Chapitre 26

Il ne restera bientôt  plus qu’une année à l’école normale pour Azéline et Germaine. Elles n’ont plus de nouvelles d’Henri, elles espèrent qu’il n’est pas mort, mais comment le savoir, elles ne connaissent pas ses parents. Azéline correspond toujours avec Jules, mais elle ne veut pas l’inquiéter inutilement. Son quotidien  est tellement horrible. Qu’il se passe des choses aussi inhumaines en France semble incroyable. Nous sommes déjà en Août et Azéline passe les vacances chez ses parents. Elle regarde les champs prêts à être moissonnés. Elle s’est installée  dans le pré de la Chapelle avec un livre et ses chères lettres, seul lien avec sa véritable existence.

 

Ma très chère amie,

 

La campagne verdoyante où je suis arrivé il y a quelques mois s’est transformée en un labyrinthe de tranchées. Tout a été retourné et détruit. Il pleut beaucoup en ce moment et j’ai de la boue jusqu’à la ceinture. Pour ne pas que les murs s’écroulent nous les étayons avec des cadavres d’Allemands. Une paire de bottes nous sert même de porte-manteau ! Je n’aurais jamais cru pouvoir supporter une telle inhumanité. Quand les parois s’écroulent, une main ou un pied noir et gonflé ressort au milieu de la terre. Je suis désolé de te raconter tout ça mais j’ai besoin de me confier. Les gens à l’arrière doivent savoir ce qui se passe ici. La guerre est terrible Azie ! Je n’ai rien à lire et je m’ennuie à mourir. Quand je trouve un vieux journal ou un carnet, je me précipite dessus. Je dévore des listes d’emplettes, des recettes de cuisine, des livres de compte, des journaux aux nouvelles bien anciennes. Si tu pouvais m’envoyer quelques livres, je serais tellement heureux !

 

Je t’embrasse ma douce,

 

Jules

 

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Ma chérie,

 

J’ai vu les ballets russes au Châtelet ! C’était d’une beauté inimaginable. Nijinski est magnifique ! J’aimerais tant que tu viennes me rejoindre à Paris au mois de septembre. Dis à tes parents que tu rentres à Rennes pour préparer la rentrée. Tu prendras le train pour la capitale. Je t’attends mon aimée, dis-moi que tu viendras !

Je t’embrasse,

Ta Germaine

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-       Est-ce que tu es allée à Paris ?

 

-       Oui Béryl, après la lettre de Jules, je me suis dit que je n’avais pas le droit de ne pas profiter de la chance que j’avais d’être une femme et de ne pas avoir à me battre. Ce qu’il me racontait était tellement terrible.

 

Les deux amies entendent des pas, Marie-Madeleine arrive, Azéline doit s’en aller. Elle disparaît d’ailleurs si soudainement que Béryl a à peine le temps de se retourner pour voir si elle est toujours là.

 

 

-       J’ai des courses à faire, tu viens avec moi ? Tu ne sors plus ! Toujours le nez dans cet album de cartes postales. Je regrette de te l’avoir donné.

 

 

-       Bien sûr que je viens avec toi, ça me fera du bien de sortir. Tu as raison, le bon air me fera du bien.

Béryl se prépare, quand tout à coup une idée lui vient.

 

-       Est-ce qu’on pourrait passer par le cimetière ? Je voudrais vérifier quelque chose.

 

-       Le cimetière ! En voilà une idée ! Tu ne crois pas que tu as eu assez d’idées noires comme ça ? Qu’est-ce que tu veux y voir ?

 

-       Je te dis, vérifier quelque chose.

 

Les deux femmes empruntent le chemin qui mène au village. Les trois chiens courent devant elles, et font des allers et retours sans se lasser. Comme d’habitude, ils auront parcouru deux voire même trois fois plus de distance que leur maîtresse.

 

-       Tu as découvert des choses en lisant tes cartes ?

 

-       Oui, j’apprends ce qui se passait pendant la guerre de 14. A l’école, on nous raconte les batailles, les événements politiques, mais le quotidien des gens est survolé. Dans le courrier, je découvre le front mais aussi la vie des habitants de Renne et ses environs. Ce n’était d’ailleurs peut-être pas vraiment différent, ailleurs en France.

 

Elles arrivent au cimetière qui est à l’entrée du village. La vieille église semble accueillir les nouveaux arrivants.

La grille en métal a été repeinte en gris clair. Marie-Madeleine dit aux chiens de rester à les attendre dehors. Ils la regardent avec une langue rose qui pend au coin de leur gueule poilue.

C’est le gris qui domine à l’intérieur de l’enceinte. Les tombes, le gravier, les murs, tout est gris. Ça et là, les touches de couleurs sont données par des fleurs dans des vases clairs, et des plantes apportées par les familles. L’endroit n’est pas très grand, Lannargan est un village avec peu d’habitants y vivant à l’année.

 

-       Je cherche la tombe d’Azéline.

 

-       Ils ont un caveau de famille, elle doit être dedans.

 

Marie-Madeleine et Béryl parcourent les allées.

 

-       Tiens voilà Guillemette Morvan, l’amie d’Azéline !

 

-       Je n’ai jamais entendu ce nom ! Il y a des Morvan dans le village, certainement des gens de sa famille.

 

Une plaque est posée sur la tombe : « à ma mère ». Au milieu du cimetière, une croix assez imposante signale le tombeau des Conan. Plusieurs noms y figurent mais pas celui d’Azéline. Béryl examine la pierre tombale.

 

-       Jean-Marie (1880-1975), ce devait être le mari d’Azéline. Il est mort à quatre-vingt-quinze ans ! Pierre (1853-1930), soixante-dix-sept ans,  Guyonne, drôle de prénom ! (1849-1926), c’était les beaux-parents d’Azéline.

 

-       Trois personnes dans la même tombe, il en manque un pour jouer à la belote !

 

-       Tantine, tu fais de l’humour noir !

 

-       Elle est peut-être enterrée avec ses parents ton amie. Cherchons les Cadoret.

 

Il y a plusieurs sépultures au nom de Cadoret, mais toujours pas d’Azéline. Marie-Madeleine et Béryl décident d’arpenter les allées de manière systématique. La vieille dame se pique au jeu, elle a bien envie de retrouver l’ancienne propriétaire de sa maison, celle qui a laissé tant de souvenirs derrière elle.

 

Soudain, Béryl crie :

 

-       Je l’ai trouvée !

 

Dans un petit coin du cimetière, une croix  est plantée dans la terre. Il n’y a pas de pierre, et rien ne délimite la tombe. Sur la croix, presque effacé, on devine « Azéline Cadoret épouse Conan ». Il a fallu vraiment chercher pour trouver la jeune femme. Un arbre au feuillage imposant dissimule complétement l’endroit où elle est enterrée.

 

-       Je n’arrive pas à lire les dates, c’est en très mauvais état, 1896, c’est sa date de naissance, mille neuf cent… on dirait un trois, et peut être un six. Oui, c’est ça, 1936. Elle avait 40 ans.

 

 

-       40 ans ! C’est trop jeune pour mourir, s’écrie Tantine. Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ? Tu as vu où ils l’ont enterrée ? C’est à peine croyable ! Elle est complètement cachée. Même les chiens sont mieux traités. Qu’est-ce qu’elle leur avait fait ?

 

Marie-Madeleine ne supporte pas l’injustice. Elle marmonne et commence à retirer les mauvaises herbes qui envahissent l’endroit.

 

-       On va s’occuper de toi ma fille. Ça n’est pas Dieu possible, traiter les gens comme ça !

Elle part en direction d’un monument imposant couvert de fleurs. Dans une jardinière, des asters magnifiques poussent de façon exubérante. A l’aide d’une fourchette trouvée entre deux pierres tombales, elle déterre quelques fleurs avec leur racine.

 

-       Tiens, dit-elle en plantant son bouquet près de la croix. Toi aussi tu as le droit d’être fleurie. Les asters, ça pousse comme du chiendent. Bientôt toute la tombe sera recouverte, ce sera quand même plus gai.

 

 

Elle se retourne vers le grand monument qu’elle vient de dégarnir.

 

-       Ceux-là, ils ne s’en rendront même pas compte.

 

En ressortant, elles passent devant une grande stèle. Deux de ses faces sont couvertes des noms des morts pour la France de la guerre de 14. Toutes les familles du village ont perdu quelqu’un. Les dates de naissances sont effrayantes, tous ces hommes si jeunes dont la vie a été interrompue avant même d’avoir commencé.

 

 

Marie-Madeleine s’approche :

 

-       Les hommes sont fous. Ils ne pensent qu’à s’entretuer. Ceux-là sont morts, mais combien sont revenus estropiés. Il y avait un de mes voisins qui se déplaçait dans une espèce de caisse à roulettes, il avançait avec des objets qui ressemblaient à des fers à repasser qu’il tenait dans chacune de ses mains. C’était affreux à voir. Les jambes de son pantalon étaient repliées bien proprement. Il paraissait minuscule. C’était un homme qui avait peut-être mesuré 1.80 mètre, et maintenant il était obligé de crier pour prévenir de sa présence, et pour éviter qu’on lui marche dessus. Un jour, on l’a vu dans un fauteuil roulant, ça devait être dans les années soixante. Il avait dû attendre plus de quarante ans pour retrouver un peu de dignité. N’oublie pas Béryl, que tous ces gens qui ont risqué ou perdu leur vie pour nous, ont été délaissés et maltraités à leur retour. La reconnaissance de la patrie n’est jamais à la hauteur des sacrifices des soldats et de leur famille.

 

-       Tu as raison Tantine. Le traumatisme des familles doit certainement aussi perdurer pendant plusieurs générations.

 

Azéline apparait dans le cimetière, elle se tient à côté de Tantine et lui passe un bras autour des épaules. Elle l’embrasse :

 

-       Merci pour les fleurs Marie-Madeleine.

 

La vieille dame ne voit toujours pas ce fantôme qui est devenu si familier à sa nièce, mais un rayon de soleil arrive directement sur elle et réchauffe ses vieux os.

 

Illustration par Erick : Tréguier - Landreger, 

 

La pleureuse.

Monument aux morts d'inspiration pacifiste réalisé par le sculpteur Francis Renaud.

Chapitre 27

L’été 1915 touche à sa fin. Les Français s’enlisent dans cette guerre qu’ils pensaient gagner rapidement, déjà 300 000 morts, deux fois plus que pour la totalité de la guerre de 70. Dans le journal, Azéline a vu que Félix Mayol allait distraire les soldats avec des chansons pas toujours du meilleur goût. La partition d’un des morceaux du récital donné par le Théâtre des Armées est fournie avec le quotidien. Azéline chante Boudou Ba da boum en faisant bouillir du linge dans sa lessiveuse. Chaque semaine, il y a une nouvelle rengaine, il faut bien chanter pour garder le moral. Elle repense à la gare bondée pour le départ des soldats, tous ces jeunes garçons, toutes ces familles qui craignaient au plus profond d’eux-mêmes ce qui était en train de se passer. Pourtant, on se voulait confiant, on chantait « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine », Les Allemands se trouvaient maintenant à seulement quarante kilomètres de Paris, 700 000 civils avaient fui les zones de combat qui s’étendaient du Nord jusqu’à la Suisse. Les Taxis de la Marne avaient amené des renforts, mais tout cela paraissait tellement insignifiant. On commençait à avoir peur pour Paris, les obus des Allemands pouvaient peut-être atteindre la capitale, nos « 75 » ne rataient jamais leur coup, mais ils étaient comme Rosalie notre baïonnette, dépassés.


Azéline envoyait des livres à Jules mais elle ne savait pas toujours s’il les recevait. Elle joignait à son colis des biscuits, quelques douceurs pour lui remonter le moral. Le courrier passait mal. Elle restait de longues semaines sans aucune lettre. C’était assez angoissant. Elle entendait ici et là des gens qui avaient perdu un proche, ou qui savaient que leur mari, leur fils ou leur neveu était gravement blessé. Germaine allait bientôt rentrer à Rennes. Sa vie à Paris était si différente du quotidien d’un Français moyen. Azéline lui avait rendu visite pendant les vacances, quel souvenir ! Elle avait pris le train à Rennes, direction la ville lumière ! Elle avait séjourné dans l’immense appartement des parents de son amie. Ici pas de rationnement, la guerre lui avait semblée si loin. On commençait à avoir un peu peur parce que les combats se rapprochaient, mais dans le milieu de Germaine, on ne voulait pas y penser. Elles étaient montées à cheval, avaient fait des emplettes dans les grands magasins. Le Bon Marché était un paradis pour la jeune campagnarde. On y trouvait de tout ! La jeune femme ne savait plus où regarder. Germaine l’avait habillée de pied en cape.

 

-       Tu ne peux pas rester avec ces vêtements démodés ma chérie.

 

Elle avait essayé des robes, des chapeaux, des gants, des dessous… Azéline ne se reconnaissait plus. Elle était vraiment jolie dans ces belles toilettes. Les vendeuses lui paraissaient tellement élégantes, si elles s’étaient promenées à Lannargan, on les aurait prises pour des grandes dames. Pourtant en discutant avec une ou deux filles, elle s’était rendu compte qu’elles venaient aussi de la campagne, et que leurs vies n’étaient pas si faciles. L’une d’elle lui avait chuchoté qu’à Paris, pour les filles de leur milieu, il n’y avait pas tant de choix :


-       C’est bonniche, vendeuse ou gourgandine. Pas mal de filles ici espèrent rencontrer un vieux riche qui les entretiendra. Quand on a encore de la famille, on rentre au pays après quelques années, mais tous les maris sont pris. La plupart de mes amies vendeuses sont orphelines comme moi, et il n’y a pas grand-chose à espérer.

Le chef de rayon s’était approché et elles avaient été obligées d’arrêter leur conversation. La discipline était militaire, les filles habitaient sur place et étaient nourries et blanchie par l’entreprise. Cela avait du bon pour ces jeunes déracinées, mais les règles étaient strictes et, en ces temps difficiles, on pouvait se faire renvoyer très vite.

Germaine l’avait emmenée au Théâtre de la Porte St Martin pour y voir La Flambée, l’histoire d’un marin partagé entre son devoir et sa passion. Le spectacle était grandiose. C’était un lieu si magnifique qu’Azéline avait pleuré d’émotion.

Au bout de deux semaines, il avait bien fallu rentrer. Azéline en avait plein les yeux, mais elle savait que tout cela n’était pas la réalité. Elle avait vu que sa chérie était appelée à épouser un homme de son milieu, et qu’elles n’avaient décidément aucun avenir ensemble. Ce constat était douloureux, Germaine s’énervait de l’air mélancolique d’Azéline, elle était toujours tellement inconsciente des réalités :

-       Mais amuse-toi, bon sang ! Tu as toujours l’air ailleurs ! Je te répète qu’il faut profiter de l’instant présent, alors cesse tes ruminations !

Leurs différences se révélaient toujours plus criantes. Pourtant, un amour pur et sincère liait les deux femmes.

 

Il y avait une telle différence entre la vie des privilégiés à Paris, et les pauvres Poilus. Azéline suivait l’évolution de la situation dans Ouest France. Une certaine animosité commençait à voir le jour entre le front et l’arrière. De nombreux soldats enviaient ceux qui pouvaient continuer à vivre normalement sans avoir à se battre, « les Gros » qui profitaient de la situation.



Chère Azéline,


J’ai bien reçu ton colis, et je t’en remercie mille fois. C’est un tel réconfort de voir que tu ne m’as pas oublié. Notre Commandant vient d’être blessé, il a été évacué sur Guingamp, il reviendra dans quelques mois je pense. Je commence à l’envier de pouvoir quitter cet enfer. Il va me manquer, je faisais partie des 3000 hommes embarqués avec lui au Havre sur « La Lorraine ». Nous étions arrivés à Dunkerque, puis de là, nous avions rejoint le front. C’est le Lieutenant Jégaden qui va prendre le commandement du 73ème T.


J’espère avoir une permission, et venir te voir mon Aimée.


Je t’embrasse.


Jules


 

-       Pauvre Jules !


Azéline soupire en posant la lettre sur ses genoux, peut-être reviendra-t-il blessé comme tant d’autres soldats ? Deux garçons du village sont déjà rentrés, Guillaume a une jambe en moins, on l’a amputé tout en haut de la cuisse, il marche sur une béquille en bois fixée au moignon. Mais ce n’est pas ce qui lui est arrivé de pire. Azéline l’a vu arriver sur la charrette. Son visage était enveloppé dans une grande écharpe bleue, il ressemblait à une femme en deuil. Son père l’air triste conduisait les chevaux d’une main tremblante. C’était un homme robuste qui avait fait la guerre de soixante-dix, pourtant il avait l’air hébété. Quelques temps plus tard, la jeune femme aperçut le pauvre Guillaume dans le jardin de ses parents, la moitié de son visage avait été emporté par un éclat d’obus, et son corps était parcouru de tremblements qui ne le laissaient jamais en paix.


Yvon a été gazé, il est tout le temps essoufflé,  il ne peut plus travailler, de temps en temps la panique le prend et il se met à crier :

 

-       J’étouffe ! L’air ne rentre plus, au secours !

 

Le médecin est impuissant face à leur souffrance, aucun traitement ne peut guérir les plaies de cette guerre.

 

Pourtant quand Azéline se promène en ville, l’ambiance est plutôt joyeuse. Elle croise des régiments américains qui marchent au pas dans les rues. Ils lui font penser à ces fanfares qui jouent les jours de fête. Il n’y a pas de musique mais les gens se pressent sur les trottoirs pour les apercevoir. On les salue en agitant les chapeaux ou les écharpes. Les enfants leur pose des questions au sujet de leurs uniformes ou des fusils qu’ils portent en bandoulière. Leurs chapeaux aux larges bords sont exotiques. On se comprend avec des gestes et des sourires. Les soldats sont heureux de ces contacts avec la population civile, ils sont parqués dans des camps de toile, débarqués de Nantes, ils sont en route pour Le Havre. De là ils partiront se battre, Rennes représente un moment de répit.

 

De nombreux bâtiments civils ont été réquisitionnés, l’école où enseignait Azéline est devenue un hôpital. La capitale bretonne est une zone de repli et de transit pour les différents bataillons qui attendent de reprendre le combat. La jeune femme a proposé son aide, les infirmières manquent et les cours qu’elle suit à l’école lui laissent un peu de temps. Elle a besoin de participer à la guerre, de se sentir active. Elle passe dans les chambres des blessés, vide les pots de chambre, change les bandages et fait la lecture. Certains ne peuvent rien faire, ils sont obligés de rester sans bouger. La douleur est parfois si forte que le moindre mouvement les fait hurler. D’autres ont perdu la vue, momentanément ou pour toujours. Ces jeunes plein de vie, ont beaucoup de mal à supporter la situation. Quand ils vont mieux, Azéline donne des cours d’orthographe et de calcul, mettre à profit cette immobilité forcée permet de mieux supporter l’injustice de la situation.


 

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-       Tu sais Béryl, de cette période de ma vie j’ai gardé une envie farouche de vivre. J’ai vu tellement de malheurs que je n’avais pas le droit de me plaindre. Il faut toujours chercher ce qui est positif dans la vie, et crois-moi, pour certains c’était vraiment difficile.

 

-       Que faisait Germaine pendant ce temps ? Venait-elle aider aussi les blessés.

 

 

 

-       Elle était très courageuse. Quand je pense à son éducation et au milieu dans lequel elle avait été élevée, je pense que son attitude était encore plus admirable. Elle passait d’un monde à l’autre avec une grande facilité. Quelquefois je me demandais si ce n’était pas de l’inconscience, je ne savais si elle comprenait bien qu’elle ne jouait pas dans un film, que tous ces jeunes soldats n’allaient pas enlever leurs bandages quand ils entendraient « coupez ». J’étais injuste avec elle. Plus tard j’ai compris qu’elle mettait de la distance entre les événements et elle, ça lui permettait de se protéger, elle était tellement sensible ! Je ne l’ai découvert que plus tard. Finalement, c’est moi qui était la plus forte.

 

Béryl regarde son amie, si pâle et si frêle dans sa longue robe. Son chignon brun accentue encore son teint d’opale. Elle a raison, c’est une femme forte, Béryl devrait prendre modèle sur elle, il faut arrêter de ressasser et de se plaindre, il faut regarder droit devant et prendre son destin en main. Dans la cuisine, Marie-Madeleine finit de préparer la soupe, il va falloir descendre pour l’aider à dresser la table.

 

-       Au revoir Azéline, je te laisse pour aujourd’hui, je repars dans le monde actuel !


Photographie fournie par Loganinkosovo