AZELINE partie 1

Chapitre 1

Beryl  est à l’hôpital, le neurologue entre dans sa chambre suivi de trois jeunes filles. Il est souriant, mais vient généralement seul, il doit avoir les résultats des examens, et ça doit être sérieux : « Bonjour ma belle Beryl, vous avez vu ? dit il à ses collègues, « belle » et « Béryl », ça commence pareil ! Bon, j’ai les résultats de l’IRM, et c’est bien ce que nous pensions, ma jolie Béryl, vous avez fait un AVC. Vous avez  eu beaucoup de chance de vous en sortir aussi bien ». Sous le choc, Béryl  sent une chaleur bizarre l’envahir, et sa chemise de nuit se retrouve complètement trempée de sueur. Il l’a rassure : «  Vous n’en ferez probablement pas d’autres, tout cela est dû à la pilule que vous  preniez, vous avez arrêté n’est-ce pas ? », « Oui, oui, vous m’aviez dit de ne plus la prendre à mon entrée à l’hôpital, j’ai suivi vos conseils. » « Maintenant tout va rentrer dans l’ordre », il se tourne vers les trois jeunes femmes qui se nomment Laetitia, Agnès et Chloé, « vous voyez ? cette jeune personne n’a pas du tout le profil de quelqu’un qui peut faire un Accident Vasculaire Cérébral, elle est encore jeune, n’a pas de problème de poids, fait du sport, et pourtant si on regarde l’IRM, il n’y a aucun doute possible. Il montre la radio à Béryl, on voit une tache noire sur l’hémisphère droit de son cerveau. Son dos, son bras gauche, sa main et une partie de son visage sont encore insensibles, mais le spécialiste lui assure que tout ira bien, elle a 99 % de chances de récupérer complètement, et il lui dit en riant que si elle avait autant de chances de gagner au loto, il faudrait qu’elle joue tout de suite. L’équipe s’en va, et Béryl reste seule dans sa chambre, elle a l’impression d’avoir échappé à un accident de la circulation très grave : une voiture serait arrivée en face d’elle sur l’autoroute, et elle aurait  tout simplement réussi à l’éviter. Ce qui était bizarre c’est que malgré sa blessure, son cerveau semble fonctionner tout à fait normalement. Elle appelle Florent pour lui annoncer la nouvelle, il est au lycée et elle sent l’affolement dans sa voix : « j’arrive tout de suite ». Elle essaie de se remémorer la journée où tout a commencé.

 

Nous sommes vendredi, il pleut encore aujourd’hui, Béryl a plein de choses à faire, et elle est fatiguée. Cela fait un an que ça dure, elle dort, et plus elle dort et plus elle est fatiguée. Et toutes ces heures supplémentaires qu’il faut faire pour subvenir aux besoins de la famille. Charlotte doit continuer ses études supérieures, ça marche pour elle, il faut que Béryl tienne encore un peu. Axel se débrouille, il gagne de l’argent l’été. Allez, on y va ! Arrivée au lycée à 7h45, elle croise ses charmants collègues d’anglais, qui tournent la tête en la voyant arriver, elle regarde dans son casier, rien, des courriers qu’elle a déjà reçus par la messagerie officielle. Elle est professeure d’anglais dans un lycée professionnel et chaque journée commence comme un combat. Elle entre dans sa classe, la clenche de la porte a été sciée à l’intérieur de la classe, bizarre. Les   premièrs jeunes entre dans la salle, « Bonjour Madame ça va aujourd’hui ? », « Pas mal et vous ? » « Ca ira mieux ce soir après l’école ».

Elle écrit la date au tableau puis quelques phrases. Au programme aujourd’hui, le futur :

-          I am taking the shuttle today at 2 pm.

-          I will get married when I am 30 with an English girl.

-          I am going to become a car body builder in the UK.

 

Les élèves doivent examiner les structures des phrases et en déduire les règles de grammaire, ils finissent par la traduction. Le mot « shuttle » pose problème. Béryl explique que c’est le nom du train qui emprunte le tunnel sous la Manche.

Pierre s’écrie, « un tunnel sous la Manche c’est nouveau ! ». La construction du tunnel a dû commencer au moment de sa naissance, et Pierre a déjà au moins 18 ans… Béryl n’est plus étonnée par ce genre de réaction, elle a parfois l’impression que ses élèves vivent dans un autre monde, un monde où on mange, on boit, on dort, mais où on parle le moins possible, et où on évite de faire fonctionner son cerveau. « Non Pierre ça n’est pas nouveau, le tunnel existe depuis une vingtaine d’années, on met la voiture dans un train, et on voyage sous la mer ».  Pierre est perplexe. Le professeur et ses élèves  rentrent dans le détail des explications grammaticales, quand il s’écrie : « mais alors par la fenêtre, on voit les poissons ! ». Le monde de Némo s’ouvre devant lui, Béryl voit à sa tête, qu’il s’imagine dans un train voyageant sous la mer, au milieu des algues et des poissons. Elle fait un dessin au tableau et  lui montre ainsi qu’aux autres qui semblent incrédules, que l’on peut creuser sous le fond de la mer, et que les trains sont parfaitement au sec. La plupart des garçons (il n’y a pas de filles dans la classe) découvrent que la mer possède un fond en terre … Dans leur imaginaire, la mer n’a pas de fond, elle continue jusqu’au centre de la terre. La sonnerie retentit, c’est une petite mélodie qui rappelle les contes de fée, on a l’impression que les nains de Blanche Neige viennent de débarquer dans les couloirs du lycée. Les élèves se précipitent vers la porte, et John commence à paniquer, « Madame, on ne peut pas ouvrir la porte, il n’y a plus de poignée ! », Béryl doit intervenir rapidement avant qu’ils ne décident de défoncer la porte, ils sont 28 et tous agglutinés devant la sortie bloquée : « on est prisonniers ! ». Elle les fait reculer et  leur dit que tout va bien : «  quelqu’un nous a joué un bon tour en sciant la clenche, mais nous sommes plus malins que lui, elle parvient à ouvrir à l’aide de sa clef, il faudra que qu’elle signale l’incident et qu’elle remplisse une demande sur le cahier de la loge, la clenche sera peut-être changée l’an prochain.

La matinée se poursuit comme elle avait commencé, peu d’anglais enseigné mais beaucoup de digressions sur le fonctionnement du monde. Et de la discipline ! Les classes se succèdent. Soudain, Louis se met à se gratter frénétiquement, il semble souffrir de démangeaisons insupportables. « Que se passe-t-il Louis ça ne va pas ? », Louis se lève : « J’ai chaud ! », il ouvre la fenêtre au fond de la classe, et se penche jusqu’à mi-corps, pour respirer et regarder le sol deux étages plus bas. Il ne faut pas que béryl lui fasse peur ou il risque de tomber. Elle lui demande de refermer la fenêtre, et  lui propose d’aller à l’infirmerie, il se retourne, vers elle, puis referme la fenêtre, donne un coup de poing dans le carreau, et frappe le bureau de son voisin en criant « Tu as peur hein ? ». Puis très calmement, il tend son carnet de correspondance à Béryl, que le rempli comme si tout était normal, les autres sont terrifiés et la professeure n’en mène pas large. Louis part voir l’infirmière qui est  prévenue par téléphone, heureusement avec les portables on se sent moins isolés quand des problèmes surviennent. Louis souffre d’une maladie psychiatrique et il a probablement oublié de prendre ses médicaments.

Cet après midi, Béryl doit aller visiter un élève en stage sur la zone industrielle. Les adresses des entreprises sont toujours impossibles à trouver, et avec ce temps, tout est gris, les façades et les rues se ressemblent toutes. Elle se sent vraiment fatiguée, et elle a hâte d’avoir fini cette visite pour pouvoir profiter du weekend. En route, son bras lui fait mal, elle le masse, mais il semble comme engourdi. Encore une vertèbre qui a dû se coincer pense-t-elle. Son bras semble lourd, Béryl décide de rebrousser chemin, elle ira visiter David la semaine prochaine. Elle doit aller chercher son fils Axel au lycée, il faut lui acheter des vêtements pour son cours de cuisine, il est en bac professionnel dans un lycée hôtelier. Arrivés dans le magasin, la jeune femme se rend compte que son écharpe la gêne, elle semble trop épaisse pour le tour de son cou. Ils rentrent en voiture  et elle se dit qu’il faudra qu’elle voit le docteur la semaine prochaine, son dos lui joue encore des tours, c’est probablement le stress qui la bloque, il lui faut des vacances. Dans la soirée, son compagnon Florent rentre, il est enthousiaste, j’ai envie de partir aux Etats Unis l’an prochain en moto, ça te dit ? « Oui pourquoi pas ? » Il faut faire la cuisine, mettre les machines en route, son cou et son bras sont raides, elle n’en parle à personne, elle a toujours mal quelque part, depuis l’opération de son hernie discale elle a très souvent des douleurs, et l’an dernier, elle a dû s’arrêter deux semaines et prendre de la cortisone pour calmer le mal.

Florent regarde sur internet les loueurs de motos : « tu préfères une Harley ou une Goldwing, tu nous imagines sur les routes de Californie, ça va être super ! ». Béryl ne répond pas tout de suite, elle est un peu inquiète, son cou se bloque de plus en plus. Florent continue ses recherches, les hôtels, les vols : « ça ne t’intéresse pas ? Tu t’en fous ? Je paye les vacances, ça va être bien non ? », « Oui ça va être bien, mais on a le temps, il faut calculer le budget, voir ce que les enfants font pendant les vacances. » Florent est excédé : « de toutes façons on ne peut jamais rien prévoir ! Leur père va se manifester au dernier moment, on ne peut jamais rien prévoir ! ». C’est vrai, il est difficile de prévoir quoi que ce soit, le père de Charlotte et Axel s’occupe peu de ses enfants, et il fait exprès de s’organiser au dernier moment pour embêter tout le monde. Les enfants vivent dans l’attente de savoir ce qu’ils vont faire.

« Excuse moi Florent mais je vais me coucher, j’ai très mal au cou, je vais prendre le cocktail habituel : anti-inflammatoire, anti- douleur, et myorelaxant, et demain ça ira mieux. » « Bon, j’espère que ça ira mieux demain, tu te rappelles qu’on a les journées « portes ouvertes » au lycée, il faut se lever de bonne heure », « Oui je sais, répond Béryl, j’ai préparé mon diaporama sur notre projet européen ». Ce projet lui tient à cœur, elle veut obtenir de l’Europe, de l’argent pour emmener ses élèves dans différents pays, ce projet doit motiver de nouveaux élèves à s’inscrire dans leur lycée. Elle a déjà beaucoup travaillé sur ce sujet, et elle sera fière de montrer les différents pays qui vont participer.

Béryl prend une douche, et se couche, elle s’endort tout de suite, les cachets sont puissants et la font sombrer dans un sommeil sans rêve. Vers 4 heures du matin, elle se réveille, son côté gauche est complètement engourdi, la moitié de son dos aussi, et une partie de son ventre. Elle ne bouge pas et ne dit rien, elle pense qu’elle est en train de faire une crise cardiaque, pourtant elle ne donne pas l’alerte. A 7 heures, le portable sonne, elle se lève, s’asperge le visage d’eau, elle ne sent plus rien sur sa joue gauche. Elle monte dans la baignoire, l’eau coule sur son corps nu et pourtant aucune sensation dans le dos, sur le ventre et le bras, une partie de sa main est en train de s’engourdir. Florent se lève, il est d’excellente humeur et commence à plaisanter : « ça va petite plume, tu te sens mieux ma petite junkie ? tu as ronflé toute la nuit ! », « je crois qu’il faut aller à l’hôpital, je ne sens plus mon côté gauche, je suis inquiète ». Florent voit à sa tête que quelque chose ne va pas, ils se précipitent aux urgences de l’hôpital le plus proche, il connaît le neurologue qui exerce là bas, il a une excellente réputation.

      A partir de ce moment, la vie de Béryl ne sera plus jamais la même, sa perception des choses qui l'entourent sera complètement exhacerbée.

Chapitre 2

 

Après une semaine passée à l’hôpital, Béryl est de retour chez elle. Son côté gauche est toujours insensible même si elle recommence à sentir des effleurements sur son pouce, et sur une partie de son bras. Le ventre aussi a regagné presque toutes ses sensations, mais quand elle est fatiguée, elle se retrouve avec un morceau de bois plaqué sur son corps. Si une émotion la saisit elle tremble de tous ses membres, et son visage s’engourdit, il faut deux heures d’immobilité parfaite pour que tout rentre dans l’ordre. Deux heures d’inquiétude, deux heures douloureuses pendant lesquelles elle ne peut même pas parler, elle ne peut que regarder la télévision sans bouger. Heureusement, elle peut enregistrer des émissions intéressantes, et elle n’a pas l’impression de perdre son temps. Son cerveau se cicatrise, mais il travaille aussi en continuant à apprendre des choses sur des peintres, des écrivains ou des peuples lointains.

Une vieille tante l’appelle et lui propose de venir passer quelques jours dans sa maison en Bretagne. Cette femme a toujours été tout ce qu’il y a de plus étrange pour Béryl : elle déteste parler et faire la conversation. Elle ne s’est jamais attachée à personne sauf peut-être à un de ses chiens. Elle déménage en moyenne tous les quatre ans, souvent sur un coup de tête. Du jour au lendemain, sans rien dire à personne, elle se débarrasse des animaux qu’elle a amassés depuis son arrivée, elle laisse les meubles qui la gênent sur place, et elle disparaît sans laisser de traces. Au bout de quelques semaines elle envoie une carte postale, dont le cachet laisse à penser qu’elle s’est établie dans une nouvelle contrée, puis c’est une lettre avec son adresse au dos. Comme elle est sur liste rouge, il est impossible de l’appeler au téléphone, et au bout de quelques temps, elle contacte ses fils en se plaignant d’être délaissée et mal aimée. Marie-Madeleine, puisque c’est son prénom, venait de jeter l’ancre dans un village très reculé appelé Lannargan, elle n’a pas son pareil pour découvrir les endroits les plus inaccessibles. Ce village est situé au fond d’une vallée près d’une forêt, il était assez prisé des touristes en été, mais il faut, comme elle, avoir le goût de la solitude pour vouloir passer quelques temps dans ce lieu. Il n’y a qu’un hôtel et un camping, l’endroit étant humide et loin de la mer. Cerise sur le gâteau, sa maison est construite dans un hameau où le soleil disparaît pendant quatre mois de l’année, de Novembre à Avril. Néanmoins, son invitation est très gentille, Tantine est bourrue mais c'est une personne très sensible qui a été blessée par la vie, et Béryl sait qu’elle n’aura rien d’autre à faire que de se reposer. Si Marie-Madeleine l'invite c'est pour prendre soin d'elle.

Florent la conduit en voiture jusqu’à Lannargan. Les maisons de granit ne sont pas décorées de fleurs comme dans certains villages, quelques unes sont même assez délabrées. Marie-Madeleine les attend sur le pas de sa porte. Elle porte un jean, un grand pull et des baskets, à près de 85 ans, elle a l’allure d’une personne beaucoup plus jeune, et son dynamisme est contagieux. « Bienvenue les enfants ! Je suis si contente de vous voir, comment vas-tu Bébé ? (Bébé était le petit surnom de Béryl quand elle était petite, elle le déteste mais de nombreux membres de sa famille l’appellent encore ainsi). « Ça va mieux merci, je suis fatiguée mais la sensibilité revient peu à peu, c’est une question de temps, ça aurait pu être bien pire », « Tu vas te reposer ici, je vais m’occuper de toi, tu vas voir ! », Marie-Madeleine parle fort, elle est un peu sourde. Florent monte la valise dans la chambre à l’étage : « tu viens Bébé ? » me dit-il avec un clin d’œil, « ne commence pas, tu sais bien que je n’aime pas qu’on m’appelle comme ça », « allez, mon Bébé va être bien installée, ton petit dodo à l’air bien confortable », Florent adore la taquiner. Béryl est fatiguée par le voyage : « je me coucherais bien maintenant, je n’en peux plus, quelle heure est-il ? », « il est 17 heures, il n’est pas tard ». Marie-Madeleine les attend avec des chocolats chauds et des biscuits, « ça va ? Le voyage ne vous a pas trop fatigués ? », «Moi ça va, mais Béryl est un peu fatiguée, elle va se coucher tôt ce soir je pense, pas de sortie en boîte ce soir, désolé Marie-Madeleine », « Quel dommage, moi qui voulais faire la tournée des bars » répond Marie-Madeleine à Florent du tac au tac. « Dîner à 7 heures ce soir comme tous les soirs, une soupe et au lit ! Tu repars à quelle heure demain Florent ? », « Pas trop tard la route est longue et j’aimerais arriver avant la nuit si c’est possible ». A 20 heures Béryl s’écroule sur son lit et elle n’entend même pas Florent partir à 9 heures le lendemain. Elle pourrait dormir 14 heures par jour. Le réveil est toujours difficile, elle doit déjeuner puis se reposer pendant au moins deux heures avant de pouvoir envisager de pouvoir se doucher, si elle se lève de son fauteuil, elle est prise d’étourdissements et manque de s’évanouir.

Florent a laissé un petit mot : « Bonjour mon Amour, tu as bien dormi ? Je suis parti sans faire de bruit, pour ne pas réveiller mon Bébé qui dormait, Marie-Madeleine va te préparer un biberon, gouzi gouzi mon petit crapaud ». Béryl se met à rire, tous les matins elle a droit à un petit mot, dans lequel Florent se permet des sacrés délires. Béryl descend l’escalier en robe de chambre, un feu réchauffe la cuisine-salle à manger. Sur la table des chats allongés côtoient un monceau de nourriture : des pains au chocolat, des croissants, du pain, du café, du thé, toutes sortes de confitures, du miel et de la pâte à tartiner au chocolat. Béryl mange un croissant avec un bol de tisane, le café de Marie-Madeleine est comme du TNT, et elle a la tremblote si elle boit des excitants. Elle se glisse sur un fauteuil où un gros chat récupère de sa nuit passée à chasser dehors. Elle trouve un magazine, elle débarrassera la table toute à l’heure. Sa tante s’occupe des poules et des lapins sans doute, elle a commencé sa journée à l’aube. La maison semble grande, mais seule une petite partie est aménagée. En bas, il y a une cuisine-salle à manger qui donne sur un grand jardin, avec une forêt touffue au fond. A l’arrière de la cuisine, il y a un salon avec un superbe poêle à bois bleu-vert au milieu, on s’aperçoit que ce salon constitue l’entrée de la maison. Par une porte sur le côté, on accède à la chambre de Marie-Madeleine. A l’étage, il y a encore deux chambres et une salle de bain.

Béryl se sent mieux, elle débarrasse, s’assoit encore un peu, et remonte prendre sa douche. Dans la salle de bain, près d’un panier en osier plein de serviettes, il y a un vieux phonographe, elle n’en a jamais vu de semblable, il semble en excellent état et il y a même des disques de la même époque que l’appareil entreposés à côté, il faudra qu’elle demande à Marie-Madeleine où elle l’a trouvé. Après avoir fait son lit, Béryl descend, sa tante rentre avec trois énormes terre neuve, « bonjour Bébé ! Bien dormi ? Tu n’as pas encore rencontré mes petits : Ouessant, Hoedic, et Bréhat, dites bonjour à votre cousine mes chéris ». « Bonjour ma tante, bonjour les chiens ! », les chiens lui sautent dessus, leurs grosses pattes sales laissent d’énormes traces sur son jean, ils manquent de la faire tomber. « Couché les chiens ! Sont-ils mal élevés alors ! Venez boire par ici, et laissez Béryl tranquille ! ». « J’ai très bien dormi et toi ? Je n’ai même pas entendu Florent partir ! », « Je sais, il n’a pas fait de bruit, il ne voulait pas te réveiller, il est très inquiet pour toi, je lui ai dit que tu serais bien ici, et que tu serais transformée dans quelques semaines ». Les chiens lapent  à grand bruit, ils transforment la cuisine en flaque d’eau. « Viens, je vais te faire visiter la maison », Marie-Madeleine entraîne Béryl à l’étage, elle ouvre une porte que cette dernière n’avait absolument pas vue dans la salle de bain. Derrière la porte il y a une pièce immense. Des escaliers en bois mènent en bas, il s’agit d’un gigantesque grenier encombré d’objets divers et variés, mais tous très anciens. « J’aimerais en faire un gîte, mais il y a beaucoup de travaux, comme tu peux le voir… il faut que je demande des subventions », « Tu crois que tu pourrais accueillir combien de personnes, ça paraît immense ! », Marie-Madeleine est enthousiaste : « Oh on commencerait par une ou deux chambres et puis après je verrais, j’avais aussi pensé à un gîte collectif pour des groupes », « tu t’imagines avec une colonie de vacances dans ta maison ? Finis le calme et la tranquillité ! » Béryl est habituée aux projets fantasques de sa tante, elle avait voulu devenir chevrière, elle avait d’ailleurs passé un diplôme, puis elle avait voulu faire pousser des kiwis dans le sud, ce projet ne serait certainement qu’un rêve de plus. Elles repassent par la salle de bain, et la jeune femme montre le phonographe, « d’où vient ce phono, il a l’air en super état ! », « il vient de la pièce à côté, les anciens propriétaires m’ont laissé tous leurs souvenirs de famille, j’ai eu l’impression qu’ils voulaient tirer un trait sur le passé, pour eux, ce ne sont que des vieilleries », dit-elle avec un haussement d’épaules. « Tu as essayé de le faire marcher ? », « Non, je n’ai pas encore eu le temps, je vais le descendre si tu veux ». Béryl est soulagée, son bras gauche est encore faible et elle ne peut pas porter grand-chose, c’est sa vieille tante de 85 ans qui est la plus forte maintenant. Marie-Madeleine dépose le phono sur une table, pendant que Béryl jette un coup d’œil sur les disques : « la Traviata chantée par Enrico Caruso !, on le met ? », « Vas-y ma puce ! ». Béryl dépose la galette noire sur l’appareil, elle tourne la manivelle, et avec précautions, elle dépose le saphir sur le premier sillon. Un son crachotant accompagné de craquements retentit, on entend la voix des chanteurs, lointaines, elles paraissent sortir du passé, « à ton avis, ce disque n’a pas été écouté depuis combien de temps ? », « Aucune idée Bébé, sûrement très longtemps ». « J’ai d’autres objets si tu veux, j’ai retrouvé un vieil album de cartes postales ». Marie-Madeleine farfouille dans un placard, et en sort un gros album en carton jauni, il semble dater du début du 20 ème siècle. Béryl l’ouvre doucement, les pages se détachent les unes des autres. L’album contient de très anciennes cartes postales, il y en a une bonne centaine. « C’est superbe ! S’exclame-t-elle, elles sont en super état ! ». Certaines cartes viennent de Paris, elles représentent des soldats de la guerre 14-18, sur d’autres sont collées des fleurs séchées, il y a aussi des dessins de femmes en robes longues. Chacune d’elle possède un cachet de la poste, la jeune femme en détache une, ce sont de vraies cartes postales qui ont été envoyées à une personne qui a habité la maison, son nom est Azéline. Quelque chose pousse Béryl à les lire pour en apprendre un peu plus, cette personne était sans doute celle qui écoutait la voix de Caruso sur le phonographe. Elle va se mettre dans la peau de cette personne qui a reçu ces missives, sauf qu’elle les reçoit un siècle plus tard.

 

Chapitre 3

Béryl a passé l’après midi, à lire les cartes postales de l’album. Azeline a eu une vie très riche, elle a rencontré beaucoup de monde.

Elle décide d’en savoir plus, et d’interroger sa tante ce soir au dîner. Marie-Madeleine a passé sa journée dehors à travailler dans le jardin, à nettoyer les litières des animaux, La jeune femme découvre qu’elle a aussi des poules, des chèvres et un âne ! Marie-Madeleine prépare d’ailleurs une omelette avec des œufs maison, « ils ne peuvent pas être plus frais, tous pondus du jour ! J’en donne aux voisins, je ne peux pas tout manger, quelles pondeuses ces poules ! En plus elles ne coûtent pas cher, elles ne mangent que des épluchures ! »« As-tu entendu parler d’Azeline Cadoret ? », « oui bien sûr, c’était la mère de l’ancien propriétaire, c’était un gars bizarre, un peu zinzin. A sa mort, son frère qui avait l’air un peu plus futé a vendu la maison. D’après ce que j’ai entendu dire, le père était un peu simplet aussi ». Béryl est stupéfaite ! « Mais Azeline a fait des études apparemment assez poussées, comment a-t-elle pu se marier avec un retardé mental ? ». Marie-Madeleine s’anime, visiblement elle a été intriguée aussi, c’est une femme assez anticonformiste, qui a vécu une vie très indépendante, et elle a immédiatement trouvé Azeline sympathique, même si elle ne l’a pas connue : « C’est bizarre en effet, j’ai découvert qu’elle était l’institutrice du village, mais quand on en parle à son petit fils, ou aux voisins, tout le monde répond, elle est morte jeune. Les gens semblent gênés, je n’ai réussi à avoir aucun renseignement sur elle ». Béryl a une petite idée de ce qui a provoqué l’embarras des habitants du village. « Tu sais j’ai retrouvé des cahiers d’école aussi, je pense que ce sont les cahiers des fils, je chercherai le carton, et je te les donnerai demain si tu veux ». Tout est bon pour Béryl, elle a trouvé une occupation pour ses vacances forcées, elle pourra se reposer tout en faisant une activité intéressante.

Marie-Madeleine aussi a été une sorte de paria dans sa famille, c’était une femme en avance sur son temps, et la famille ou l’entourage ne sont en général pas tendres avec ce genre de personnes, surtout si elles sont des femmes. Elle s’était retrouvée enceinte à 16 ans, après des cours de mathématiques de rattrapage dispensés par un étudiant de 18 ans au sourire ravageur. Les deux familles faisaient partie de la bourgeoisie, et il était hors de question d’avoir « un petit bâtard » dans la famille. Les parents de Marie-Madeleine étaient partisans d’un avortement en Tunisie, alors que la famille du jeune homme a décidé de les marier au plus vite. En peu de temps trois vies seraient brisées, celle des parents mariés trop jeunes et complètement incapables de s’occuper d’un bébé. La carrière de médecin du garçon stoppée nette, il serait instituteur puis professeur de collège, quant à Marie-Madeleine ce qui était prévu pour elle s’était la perspective palpitante de vie de femme au foyer. Elle qui avait  connu la condition privilégiée d’une jeune fille de bonne famille en Afrique du nord, se retrouvait dans une ville du nord de la France, à patauger dans la gadoue, avec un marmot, puis deux, pendus à ses jupes à carreaux. Le petit garçon né chez ces adolescents aurait toujours l’impression d’avoir gâché la vie de ses parents. Marie-Madeleine s’enfuit bien vite avec le meilleur ami de son mari qui la trompait aussi. La famille ne retint que la faute de Marie-Madeleine la bien nommée. Après quelques années et un deuxième mariage, elle mit au monde un troisième garçon, tout en subvenant aux besoins de la famille, puisque son nouveau mari jouait tout l’argent du ménage aux cartes. Ses sœurs avaient fait de beaux mariages, elles avaient des maris riches qui les entretenaient, ce qui était normal dans les milieux aisés ; Marie-Madeleine elle, travaillait et passait pour une ratée, en plus elle avait du mal à joindre les deux bouts, et les huissiers frappaient souvent à la porte.

Azéline et Marie-Madeleine avaient décidément des points communs !

Béryl et sa tante passent la soirée devant un film à la télévision, c’est un film de Jean-Paul Belmondo qui se passe à Rio. Les images colorées et ensoleillées jurent avec l’obscurité qui règne dans le salon. La télé est minuscule et située un peu trop loin du canapé. Les chiens étant allongés sur les deux canapés, les deux femmes se sont installées sur des chaises ramenées de la cuisine. Vingt minutes avant la fin, Marie-Madeleine décide d’aller se coucher, elle déclare qu’elle est fatiguée, et souhaite bonne nuit à sa nièce. Pendant ce temps la diffusion du film continue et quand Béryl regarde à nouveau l’écran, elle voit défiler le générique de fin. Heureusement qu’elle connaissait l’histoire, mais tout ça est assez frustrant. Elle est seule dans la pièce, elle éteint la télévision. Quand elle a l’impression de sentir une présence. Les trois chiens sont partis se coucher avec Marie-Madeleine, il n’y a qu’elle dans le salon. Elle n’a pas peur, elle ne sent aucun danger, mais même si elle n’entend aucun son, une chaleur humaine, presque un parfum semble près d’elle. Elle va se coucher. Dans sa chambre, elle ne ressent plus rien, elle a dû rêver. Elle dort d’un sommeil de plomb, et elle se réveille au son de l’aspirateur. Il est 9 heures et sa tante fait le grand ménage de la semaine, eau de javel dans tous les coins, fenêtres grandes ouvertes. La machine à laver, pleine à ras bord, ronronne au même rythme que les chats, qui dorment sur les meubles dans toutes les pièces. Un jour Béryl a ouvert un tiroir pour chercher une nappe, il était empli de petits chatons, une maman avait décidé de mettre bas à cet endroit, et ça ne semblait pas embêter la maîtresse des lieux. La table du petit déjeuner est la même que la veille, elle est couverte, de croissants, pains au chocolat et baguettes croustillantes. « Tu sais ma tante, je ne mange pas tant que ça, tu as acheté beaucoup trop de choses ! », « Tu as besoin de manger, il faut que tu reprennes des forces ». Marie-Madeleine parle tout en continuant son ménage, elle est debout depuis 5 heures du matin. Elle sait que Béryl se remet de son AVC, et qu’elle a besoin de se reposer, mais elle ne peut s’empêcher d’être irritée de voir quelqu’un se lever si tard.

Le temps pour Béryl de se reposer après le petit déjeuner, et d’aller se laver, il est 11 h30. Elle sent la mauvaise humeur de sa tante monter, mais elle n’y peut rien, impossible d’accélérer, tout se met à tourner si elle se lève trop vite. « Tu as faim ? A midi, je ne mange pas, il y a du pain et du fromage si tu veux. Je dois aller chercher à manger pour les animaux à la coopérative cet après midi », le ton est sec, et la jeune femme s’empresse de répondre, « c’est très bien, tu sais avec le bon petit déjeuner que tu as préparé ce matin, et le peu d’activités que j’aie, je n’ai pas très faim ! ». Marie-Madeleine mange son morceau de fromage sur un coin de la table, et sort en lançant, « j’ai retrouvé le carton avec les cahiers, ils sont dans le salon ». Béryl n’a pas le temps de répondre, la vieille dame est déjà partie !

Elle a l’après midi pour elle, « voyons ce qu’il y a dans ce carton ». Elle se dirige vers le salon avec un air gourmand, elle a l’impression d’être un inspecteur qui enquête sur une affaire non résolue. Elle a aussi l’impression que justice n’a pas été rendue, elle se sent une âme de justicière. Il fait tellement gris dehors, que la nuit a envahi la maison. La pluie n’arrête pas de tomber. Le carton est empli de vieux cahiers, il y a des noms sur les couvertures, l’écriture est toujours soignée : Pierre Conan. Ce doit être un des fils d’Azéline. Les cahiers sont bien tenus, les notes sont assez sévères, il y a quelques dictées, le garçon a fait très peu de fautes mais les commentaires sont sans pitié : « apprenez vos leçons, vous n’avez pas le niveau pour passer le certificat d’études primaires ! ». Azéline devait être déçue, elle qui était institutrice, pourtant, si la dictée avait été donnée à un des élèves de Béryl, Pierre serait passé pour un génie. Voilà un autre cahier marqué « Calcul », les opérations s’alignent sur les pages, quelques problèmes de mathématiques paraissent bien compliqués aujourd’hui, visiblement Pierre est meilleur en calcul qu’en français. Le contenu du carton est assez décevant finalement. La jeune femme décide de le vider entièrement, il y a quelques livres assez anciens, 1933, 1934, soudain des cahiers jaunis attachés avec une ficelle tombent à terre. Béryl se penche, elle sent qu’elle a fait une découverte d’importance, elle lit le nom sur la couverture, une écriture fine et élancée forme le nom d’Azéline Cadoret. Elle tremble en tournant les pages, les cahiers sont incroyablement bien conservés. Le premier est un cahier de compositions, la date est écrite en haut de la page : le 18 Décembre 1904. Ma grand-mère est née en 1904 se dit Béryl ! Elle aurait 108 ans ! Les cahiers ne paraissent pas si vieux pourtant. La présence que la jeune femme avait sentie le  soir précédent se manifeste à nouveau. Marie-Madeleine n’est pas rentrée, les chiens sont vautrés dans la cuisine, elle est seule dans le salon. Pourtant, elle ne rêve pas, elle peut presque sentir le souffle d’une personne assise à côté d’elle sur le canapé. Elle se dit qu’après un AVC, il est peut-être normal d’avoir des hallucinations. C’est embêtant. Elle guette depuis sa sortie de l’hôpital, des signes qui signifieraient que son cerveau ne fonctionne pas tout à fait normalement. Le neurologue lui a assuré que tout allait bien : « Ma belle Béryl, vous parlez normalement, vous pouvez lire en Français et en Anglais, vous bougez normalement, tout va bien ». Son côté droit est toujours aussi engourdi pourtant. La manipulation de tous ces cahiers l’a fatiguée, mais la curiosité est trop forte, elle reprend le cahier d’Azéline, le commentaire de son professeur est aussi sévère que dans les cahiers de son fils : « votre récit n’a aucun intérêt », Béryl ne s’autoriserait jamais à écrire de tels commentaires, le but n’est pas de décourager les élèves mais de les faire progresser. Les critères d’évaluation changent avec les époques. Le sujet de la composition est : une après midi représentative de votre vie de tous les jours. La scène se passe dans le salon où est assise Béryl, Azéline est en compagnie de sa grand-mère. La jeune femme sent une chaleur bienveillante l’envahir, elle a même la sensation qu’une main vient d’effleurer sa joue.

 

Chapitre 4

 

Il est 2 h de l’après midi, c’est l’hiver, le poêle ronronne au milieu de la pièce. Je suis assise près de ma grand-mère, elle a sa robe noire habituelle, elle ne s’habille plus autrement depuis que grand-père est mort. Sa coiffe blanche cache ses cheveux. Elle file la laine, elle est assise sur un tabouret près de la fenêtre, une boule claire est posée sur ses genoux. La lampe à pétrole est accrochée au plafond, le jour n’entre pas beaucoup dans la pièce, il fait très sombre. Le fil s’enroule autour des roues, il y en a une grande et une petite. L’écheveau se forme au fur et à mesure, ma grand-mère appuie en rythme sur la pédale : « ron, ron, ron », on dirait un chat qui ronronne. Le poêle à bois crépite et une lueur rougeoyante se reflète sur le mur près de la fenêtre. Quelle jolie musique ! « ron, ron, ron, » je regarde grand-mère Marie, nous sommes tellement bien, au chaud dans la maison. Je me rappellerai toujours de ce moment. Quand je serai vieille, est-ce que moi aussi je filerai la laine ?, est-ce que j’habiterai toujours ici ? Grand-mère lève la tête et me sourit. (Commentaire du professeur : « Mademoiselle Cadoret, le sujet choisi est inintéressant, il y a trop de répétitions, il ne se passe rien, à refaire !)

 Il est déjà 18 heures, Béryl n’a pas vu le temps passer, Marie-Madeleine est rentrée, la jeune femme l’a rejoint dans la cuisine : « je peux t’aider ? » demande-t-elle, « Il y avait un monde fou au supermarché, dit la tante,  range ce qu’il y a sur la table dans le placard là bas si tu veux bien. Ton après midi s’est bien passé? ». « Très bien, j’ai retrouvé des cahiers d’Azéline, ils sont très anciens, c’est amusant, l’école a vraiment changé ! ». Marie-Madeleine déballe deux poulets qu’elle met dans le four pour les chiens,« regarde comme ils sont gâtés mes chéris, s’exclame-t-elle, Azéline était institutrice, elle a dû garder les cahiers de ses élèves », « Non ce sont les siens, elle a écrit une rédaction où elle raconte ce qu’elle faisait avec sa grand-mère, la scène se passe dans le salon, elle décrit la pièce où j’étais assise, la décoration n’a pas tellement changé, on a l’impression de se retrouver dans un autre siècle, c’est un vrai documentaire», la vieille dame est étonnée :« je ne savais pas que nous avions des papiers si vieux, mais il y a tellement de bazar ici, les anciens propriétaires ont tout laissé, et il n’y a pas que des vieilleries, il y a plein d’objets qui ont appartenus à leur famille, des choses très personnelles, le fils de Pierre Conan, François, m’a dit qu’il ne voulait rien récupérer, que je n’avais qu’à tout jeter ». Tout en parlant les deux femmes ont fini de ranger la montagne de produits qui ont été achetés. Béryl s’étonne qu’ils aient laissé le phonographe, « ils auraient pu essayer de le vendre », Marie-Madeleine sort un objet du buffet : « regarde ça, qu’est-de que c’est à ton avis ? ». Elle tend à Béryl un objet en bois, sculpté à l’intérieur, les formes ressemblent à des fruits et des feuilles. On ne peut pas vraiment ranger quelque chose dedans, il n’y a pas de couvercle. L’objet est joli, mais l’extérieur ne présente pas beaucoup d’intérêt, et l’intérieur n’est pas très visible, on ne peut donc pas le poser en décoration sur une étagère. « Je ne vois pas du tout ce que c’est, c’est sans doute un objet utile, mais à quoi ? », La tante est contente d’avoir un peu piégé sa nièce, elle répond d’un air triomphant : « c’est un moule à beurre ! ». Effectivement, la vieille dame met une plaquette de beurre ramollie dans le moule, elle appuie bien avec une cuillère, elle renverse le récipient sur un petit plat ovale comme pour faire un pâté de sable, et la plaquette de beurre salé se transforme en œuvre d’art. « Très joli, s’exclame Béryl, ma mère faisait aussi des dessins sur le beurre ! On voit qu’on est en Bretagne ! »

Les poulets continuent de rôtir dans le four, une odeur délicieuse se propage dans toute la maison. « Qu’est-ce que tu veux manger ce  soir Bébé ? Une petite soupe ? » Béryl aurait bien goûté au poulet, mais une soupe sera plus diététique, et avec le peu d’exercice qu’elle fait en ce moment, il vaut mieux ne pas manger de choses grasses, laissons les chiens se goinfrer de volaille. « Le médecin t’a-t-il déconseillé certains aliments ? Je suppose que tu dois suivre un régime », demande Marie-Madeleine ». « Non, répond la jeune femme, le neurologue m’a dit que je ne referai pas d’AVC, je prends de l’aspirine et un médicament contre le cholestérol en prévention, mais c’est juste une précaution ». En regardant autour d’elle, Béryl se rend compte que la maison est envahie d’objets anciens ayant appartenus à la famille d’Azéline, elle a probablement touché ces objets, certains étaient peut-être même sa propriété exclusive. L’atmosphère de cette maison est bizarre, Béryl sent de plus en plus cette présence qu’elle ne peut identifier, elle ne la ressent que quand elle parle ou pense à Azéline. Elle a l’impression de s’être fait une amie, et cette amie serait morte depuis des années. C’est assez troublant de se dire qu’on a une relation privilégiée avec un fantôme. Béryl a déjà parlé avec des morts, elle communique régulièrement avec son père et sa mère décédés il y a une dizaine d’années. Ils lui donnent des conseils, la consolent parfois. Elle n’en parle pas trop à son entourage, les gens auraient vite fait de la prendre pour une folle, surtout depuis ses problèmes de santé, on a du mal à croire que trois centimètres carré de cerveau en moins n’ont aucune conséquence sur l’état mental d’une personne.

La soirée se passe à jouer au scrabble, Béryl est fatiguée et elle a du mal à se concentrer, elle ne trouve pas de mots intéressants, elle a l’impression de n’avoir que des X, des Y et des Z. Marie-Madeleine exulte : « encore 26 points, mot compte triple, ça fait 78 ! Tu dors Bébé ?». Bébé pense à l’album de cartes postales, il faut qu’elle l’étudie de plus près demain. Elle veut en savoir plus sur Azéline, cette dernière l’obsède, elle a l’impression qu’elle est entrée dans sa tête, elle pourrait presque lui parler, elle sent sa présence. « Tantine, je vais me coucher, j’ai mal à la tête, je ne peux plus me concentrer », « tu es sûre que ça va ? Tu crois que c’est normal d’avoir mal à la tête ?, s’inquiète la tante de Béryl, tu veux que je couche dans ta chambre ? », « Mais non, répond la jeune femme, c’est la fatigue, c’est tout, ne te fait pas de soucis ». Béryl a besoin d’être seule, enfin seule avec sa nouvelle amie. Elle se couche, éteint la lumière, elle lui faut  être dans le noir. Dans la maison et aux alentours il n’y a aucun bruit, elle peut enfin se laisser aller, ses bras et ses jambes sont lourds, sa tête est enfoncée dans l’oreiller de plumes. Elle se sent incroyablement bien, elle a la sensation d’être dans une autre dimension, de flotter. C’est à ce moment qu’elle entend la voix d’Azéline, elle l’a reconnaît tout de suite, c’est une voix douce, intelligente. Peut-on dire qu’une voix est intelligente ? Celle la lui paraît correspondre à ce qualificatif en tous cas. «Justice, oubli, compréhension… », Au début elle n’entend que des mots, que veut-elle lui dire ? « Justice, amour, beauté… ». Les mots flottent comme le corps de Béryl, il faut qu’elle les suive. Elle se laisse bercer par le rythme des mots qui finissent par s’associer en phrases : « on m’a oubliée, on n’a pas voulu comprendre, il faut que justice soit faite, il n’était question que d’amour et de beauté ». Béryl comprend ce que ressent son amie, elle connaît son histoire, elle demande que justice soit faite, mais quelle justice ? Qu’attend-elle de la jeune enseignante ?

Le lendemain, Béryl se lève avec le souvenir de cette communication surnaturelle qu’elle a eue avec la morte, as-t-elle rêvé, devient-elle folle ? Marie-Madeleine est déjà debout : « comment vas-tu ce matin, tu as l’air fatiguée », « j’ai fait de drôles de rêves mais ça va », la tante poursuit :« tu n’as pas appelé Florent ? Ça fait déjà plusieurs jours que tu es là, il va s’inquiéter ». La jeune femme a complètement oublié son compagnon, elle était toute à son histoire du siècle passé, et l’a négligé. « Je vais l’appeler tout de suite, dit-elle en se précipitant vers le téléphone. Elle compose le numéro, pauvre Florent, il doit se demander ce qu’elle fabrique, il n’a pas appelé non plus, il doit être très occupé par son travail et ses enfants, il a deux filles qu’il a beaucoup de mal à voir depuis son divorce. Il est obligé d’organiser des rendez-vous secrets, et de contacter les professeurs des enfants en cachette de son ex-femme. Elle laisse sonner une dizaine de fois, mais personne ne répond, elle essaie aussi son portable et laisse un message sur la boîte vocale : « comment vas-tu mon Amour ? J’espère que tu vas bien, j’aurais plein de choses à te raconter en rentrant, il y a des documents qui datent du siècle dernier ici, et ça me passionne, je t’embrasse, à plus. »

Marie-Madeleine se prépare, elle doit partir pour la journée, elle emmène ses chiens, elle va voir une amie dans le village voisin, c’est aussi une femme qui adore les animaux plus que de raison, et elle insiste pour que la vieille dame amène sa « petite famille » avec elle. Béryl préfère rester à la maison, elle va étudier de plus près l’album de cartes postales, une idée vient de germer dans son esprit. « A ce soir Bébé, j’espère que tu ne va pas t’ennuyer, je rentre vers 18h je pense, bisous ». La jeune femme se retrouve seule, elle se fait un café et s’assoit à la grande table avec l’album devant elle. Les mots d’Azéline résonnent dans sa tête : « il faut que justice soit faite ». Visiblement peu de gens connaissent sa véritable histoire, ou alors de manière déformée. Comment a-t-elle évolué jusqu’à se retrouver à nouveau dans ce village qu’elle avait tout fait pour quitter, qu’est-ce qui a fait qu’elle s’est mariée avec un homme si peu conforme à l’idée de la personne idéale qui pouvait être sienne ? Béryl va chercher un cahier vierge qu’elle a repéré dans le carton des affaires d’école d’Azéline et Pierre. Les pages sont jaunies mais il fera l’affaire, elle va essayer de raconter l’histoire de son amie défunte, peut-être que personne ne la lira jamais, mais au moins Béryl percera peut-être le mystère de cette vie d’un autre siècle. Elle trouve un crayon à papier taillé grossièrement avec un couteau, et elle se met au travail. A côté d’elle, une belle femme longiligne, avec des cheveux bruns coiffés en un gros chignon, la raie au milieu s’assoit sur une chaise invisible. Elle porte une longue robe blanche avec des manches trois quart, un large col croisé, et une ceinture blanche, elle sourit et dit : « mettons-nous au travail ».