Chapitre 21

Béryl essaie d’imaginer la vie d’Azéline et Germaine en 1913. Au 21 ème siècle c’est déjà très compliqué. Mais dans ces années-là comment les gens réagissaient-ils ? On entend parler de femmes célèbres, comme Colette, qui avaient des relations homosexuelles. Des actrices, dont Sarah Bernhardt, s’habillaient en homme dans certaines pièces. Georges Sand qui s’appelait Aurore fumait la pipe et avait pris un pseudonyme masculin.

Les petits garçons étaient habillés en fille jusqu’à l’âge de 10 ans. Quelles étaient les raisons de ce mélange des genres ?

Pour Sarah Bernhardt et Georges Sand, il semble que si elles voulaient exercer leur métier d’artiste comme elles le voulaient, il fallait se faire passer pour un homme. Tous les rôles intéressants étaient des rôles masculins, et Aurore Dupin n’aurait pas été prise au sérieux si elle avait gardé son vrai nom. On ne peut pas dire que les petits garçons du début des 19ème et 20ème siècles aient été massivement traumatisés par le fait de porter des robes et les cheveux longs.

Le cas de Colette est différent, elle a vécu de belles histoires d’amour avec des hommes aussi bien qu’avec des femmes.

 

 

Azéline se tient derrière Béryl, sa voix la fait sursauter :

-       L’atmosphère juste avant la guerre était propice à toutes les expériences, il y avait tellement de choses nouvelles, c’était très stimulant pour des jeunes gens comme nous. Germaine connaissait Paris, elle était encore plus consciente que moi de toutes ces nouveautés. Le contraste était pourtant criant entre Lannargan et notre vie. Quand je repartais là-bas, j’avais l’impression de faire un bond dans le passé,  rien ne changeait jamais dans le village. De toute façon leur expression favorite était : « on a toujours fait comme ça. »

§§§

 

On est vendredi, il est 17 heures, Germaine est allongée sur le sofa, elle fume et regarde les volutes monter vers le plafond.

 

-       Tu devrais essayer ma petite chérie, les cigarettes soignent les rhumes, c’est très bon pour les bronches tu sais.

-       Oui j’ai vu les affiches de Stramonia, c’est une sorte de médicament, on peut même en donner aux bébés, ils tètent naturellement la cigarette.

-       En plus c’est très agréable, regarde je peux rejeter la fumée par le nez !

 

Azéline rit de voir son amoureuse jouer avec son fume-cigarette, c’est très élégant de fumer.

Germaine se lève tout à coup :

-       J’ai oublié de te montrer ce que m’a envoyé ma tante. Tu sais, c’est le paquet qui est arrivé hier ?

-       Oui c’est vrai, qu’est-ce que c’était ?

La jeune femme va chercher un minuscule objet qui ressemble à un poudrier. Elle l’ouvre, à l’intérieur il y a une matière noire qui ressemble à du cirage. Germaine sort une minuscule brosse du boîtier en métal.

 

-       Regarde ça ma puce, ça s’appelle du mascara, et ça vient tout droit de New York !

Azéline se met à rire :

 

-       Si tu veux cirer tes chaussures avec une aussi petite brosse ça va te prendre du temps !

Germaine approche la petite boîte de son visage, à l’intérieur il y a un minuscule miroir. Elle frotte la brosse dans la matière noire, se peint les cils, et les sourcils.

 

-       Mais qu’est-ce que tu fais ? A quoi est-ce que ça sert ?

La jeune femme a les yeux charbonneux, chacun de ses cils a doublé voire triplé de volume.

 

-       Ça te fait un regard bizarre ! ça t’agrandit les yeux.

Azéline se recule pour voir l’effet produit d’un peu plus loin.

 

-       Tu as l’air d’une actrice !

Germaine prend des poses à la Sarah Bernhardt, ses yeux verts semblent immenses au milieu de cette couleur noire.

 

Elle boîte et déclame d’une façon très théâtrale :

-       C’est du maquillage ma très chère Azie, ça sert à être plus jolie, plus séduisante, plus voluptueuse, même avec une jambe de bois !

Elle court en faisant semblant de traîner la patte après sa bonne amie et la renverse sur le sofa.

 

-       Alors tu me trouves belle ?

-       Tu es magnifique.

-       Toutes les actrices l’utilisent, c’est la nouvelle folie à Paris.

-       Par contre à Rennes ça va faire bizarre, on va croire que tu as du charbon sur les yeux.

-       Azie, il faut savoir lancer les modes, dans quelques années tout le monde en portera.

-       Mais nous ne sommes pas des actrices Germaine ! c’est du maquillage pour le théâtre !

-       Non c’est un chimiste américain qui l’a inventé parce que sa sœur n’avait plus de sourcils, ils avaient brûlés dans un incendie.

-       C’est affreux !

-       Oui, pour lui permettre de rester jolie, il a inventé cette pâte noire sublime.

Azéline est perplexe :

-       Tu n’as pas les sourcils brûlés et tu ne fais pas de théâtre.

-       En tous cas j’en mets dès notre prochaine sortie, tu es prévenue !

Elle se lève d’un bond.

 

-       Henri et Jules nous attendent au Café des glaces.

-       Mais tu ne m’avais rien dit ! Qu’est-ce que je vais mettre ?

Germaine attrape Azéline et la force à s’assoir.

 

-       Pour commencer, une bonne dose de mascara !

 

Quelques heures plus tard, les deux amies font une entrée remarquée dans le Café des Glaces. Elles portent des jupes colonnes qui les obligent à faire de tous petits pas, leurs yeux clairs mangent complètement leurs visages blanc porcelaine.

 

-       Ça va les trottinettes ?

Henri et Jules sont subjugués par les deux beautés qui viennent d’arriver.

Henri baise la main de Germaine, et l’aide à s’assoir.

Tous les regards sont tournés vers eux. Les clients du café dévisagent les deux femmes sans aucune politesse. Azéline qui trouvait cela amusant au départ, est terriblement gênée. Germaine est ravie, elle adore se faire remarquer et son coup a réussi.

 

Un homme non loin de nos amis dit à voix basse :

 

-       Ces deux-là, faut pas se demander ce qu’elles font comme métier, elles doivent habiter rue du Tire-Vit.

Des rires gras accompagnent ces propos.

Azéline a entendu, elle devient toute rouge, se lève et sort du café en courant. Elle ne s’arrête qu’arrivée devant son immeuble. Ses larmes ont fait couler le mascara. Quand elle se regarde dans le miroir du cabinet de toilette, deux rigoles noires maculent ses joues. Elle n’a jamais eu aussi honte de sa vie.

 

 

Chapitre 22

Il est 8 heures du matin à Lannargan. Béryl se maquille les yeux en pensant à cette pauvre jeune fille aux sourcils brûlés. Son frère avait eu une riche idée d’inventer le mascara pour elle.

 

-       Toutes les femmes en mettent maintenant.

 

La voix d’Azéline l’a faite sursauter.

 

-       Zut, j’en ai mis sur ma joue ! Je ne t’entends jamais venir !

 

-       Excuse-moi, je devrais faire plus attention, je ne me rends pas compte.

 

Azéline et Béryl s’installent sur le canapé du salon. Marie-Madeleine est partie jouer au bridge avec des amis. La maison est à elles, et aux animaux… La jolie brune est d’humeur songeuse.

 

-       Le mascara, la vie avec Germaine, je me demandais où tout cela allait me mener. Je savais qu’une jeune fille comme il faut devait se marier et avoir des enfants. J’aurais pu rester vieille fille et continuer à vivre avec Germaine. Il y avait quelquefois des femmes non mariées qui habitaient ensemble et ça ne semblait choquer personne. Le problème c’est que je savais que ma bienaimée n’accepterait jamais cette vie « ordinaire » à laquelle j’aspirais.  Germaine repartirait à Paris, elle ne serait jamais institutrice, elle faisait des études pour faire plaisir à ses parents.

-       Tout ça devait te rendre bien triste ma pauvre Azéline.

 

-       Il est vrai que j’avais parfois des accès de mélancolie. Ma vie était tellement intéressante, je vivais Béryl, je vivais. Mais je savais aussi que tout pouvait s’arrêter du jour au lendemain. L’ambiance était étrange avec cette guerre qui menaçait d’éclater. Nous pensions en sortir vainqueurs mais elle nous faisait peur. Il y aurait des blessés, peut-être des morts, et si des gens que nous connaissions en faisaient partie ? Ils seraient morts pour la France, nous savions que leur courage serait célébré, mais ils ne seraient plus là ! Nous étions bien loin de la vérité, hélas ! Seul Jules était plus lucide que nous, il avait peut-être un pressentiment, il était très sensible.

 En tous cas, j’ai bien fait d’en profiter. Plus tard dans les moments difficiles le souvenir de ma jeunesse à l’Ecole Normale m’a fait supporter beaucoup de choses.

 

-       Pourquoi est-ce que tu n’es pas restée à Rennes, ou dans une autre grande ville ? Rien ne t’obligeait à revenir ici.

 

-       Je t’expliquerai cela plus tard, petite Béryl. Tu raisonnes comme une fille du 21ème  siècle. N’oublie pas que j’ai vécu tout cela au début du 20ème.

 

-       Est-ce que vous alliez au cinéma ? Germaine te raconte une de ses sorties à L’Omnia Pathé de Paris, est-ce qu’il y en avait un à Rennes ?

 

Le visage d’Azéline s’éclaire.

 

-       Nous allions à l’Opéra…

 

§§§§

 

Germaine et Azéline sont prêtes. Elles finissent d’ajuster leurs chapeaux, il ne reste plus qu’à mettre des gants.

 

-       Dépêche-toi ma Germaine, les garçons nous attendent en bas.

 

-       Attends je vais mettre un peu de parfum. Shakhyamuni de Paul Poiret, c’est mon préféré.

 

-       Encore un cadeau de ta tante.

 

Les yeux verts de Germaine pétillent.

 

-       Non ma beauté, d’un a-mou-reux.

 

Azéline ne comprend pas pourquoi Germaine s’ingénie à la faire souffrir comme ça.

 

-       Ne prends pas ton air pincée ma jolie ! Je l’ai ramené de Paris. C’est Gontran un ami de mes parents qui me l’a offert. Il a 50 ans, c’est un vieux barbon.

 

-       Tu acceptes les cadeaux des vieux messieurs  maintenant ? Ses intentions ne devaient pas être si pures ! Tu ne m’en as jamais parlé de ce Gontran.

 

-       Il est veuf et très riche. Mes parents me verraient bien me marier avec lui.

 

Elle regarde Azie du coin de l’œil pour voir l’effet produit.

 

-       Tu vas te marier avec lui ?

 

Germaine enlace sa bonne amie et la regarde dans les yeux en replaçant une mèche de cheveux qui s’échappe de sa capeline.

 

-       Mais non que tu es bête ! Je n’aime que toi, tu le sais bien. Tu me vois au bras d’un vieux monsieur aller parier aux courses et faire des courbettes devant la bonne société parisienne ?

 

En disant cela la jeune femme mime des révérences ridicules, et fait semblant de soutenir un vieillard qui ne pourrait plus marcher.

Azéline rit à la vue de cette comédie, mais elle ne peut s’empêcher de retrouver cette inquiétude pour l’avenir qui semble ne jamais vouloir la quitter.

 

 

Henri et Jules attendent les deux jeunes femmes. Ils portent un costume trois pièces  et un chapeau. Le premier a même apporté une canne pour se donner de l’importance. Aucun rapport avec le vieux Gontran de Paris cependant. On dirait Rudolph Valentino !

 

-       Bonjour les filles, que vous êtes jolies ! Germaine, tes yeux de biche me font craquer. Dit-il en lui tendant son bras.

 

Nos deux demoiselles sont devenues expertes en maquillage, et Azéline parvient même à mettre un peu de mascara sur ses cils, et de la poudre de riz.

 

-       Qu’est-ce que c’est que ce parfum envoûtant ? Germaine tu embaumes !

 

Henri et sa compagne sont aussi bruyants et voyants qu’Azéline et Jules sont discrets. La seule extravagance du jeune homme est la couleur flamboyante de ses cheveux, mais ils sont dissimulés sous un canotier.

Les deux couples marchent jusqu’à l’Opéra qui est un superbe théâtre dans le centre de Rennes, pas très loin de la Vilaine. A l’affiche : « Fantômas » de Louis Feuillade avec René Navarre. Azéline et Jules ne sont jamais entrés dans un lieu pareil. Il y a des dorures partout. L’entrée coûte un franc, ce qui est assez cher, mais il y a un spectacle, un documentaire et enfin le film. Tout cela est accompagné par la musique d’un orchestre. Les deux jeunes campagnards sont émerveillés, ils ne savent plus où regarder, tout est tellement beau. Le théâtre est immense. Les gens se pressent à l’entrée. Tout le monde a mis sa tenue du dimanche, les enfants sont très sages, ils sont aussi intimidés que nos deux amis.

Les places se situent au balcon et il faut monter un grand escalier recouvert d’un épais tapis rouge qui étouffe le bruit des pas. En haut, la salle est immense. Une multitude de fauteuils recouverts de velours rouge attendent le public. Azéline, Jules, Germaine et Henry s’assoient juste derrière la balustrade en bois doré. En bas, au pied de la scène, se trouve la fosse d’orchestre.

Le spectacle commence avec une chanteuse qui imite Mistingett à la perfection. Elle chante, elle danse, le public est aux anges. Certains lui font des déclarations d’amour :

 

-       Je t’adore, veux-tu m’épouser ?

 

La chanteuse rit et intègre les interventions à son spectacle. Elle répond avec la gouaille de son modèle.

 

-       Y’m prend pour la belle Otéro c’ui-là !

 

-       Plus haut la jambe, plus haut !

 

-       Fallait aller voir du French Cancan mon joli cœur !

 

Le public adore. Tout le monde s’amuse, un joyeux brouhaha est présent dans la salle.

Au bout d’une heure, la fausse Mistingett sort de scène sous les bravos, les hourras et les gerbes de fleurs. Il y a un court entracte. Azéline et Jules n’osent pas quitter leur place de peur de manquer la suite du spectacle. Germaine et Henri partent visiter ce palais du divertissement.

Jules est enthousiaste :

 

-       Pas besoin d’aller à Paris pour voir des gens célèbres, cette chanteuse valait toutes les divas à la mode.

 

-       Tu as raison, j’ai adoré son spectacle. J’espère que je n’ai pas chanté faux mais la musique était si entraînante que je n’ai pas pu m’empêcher de l’accompagner.

 

-       Mais non ma charmante, ta voix est beaucoup plus jolie que celle de cette chanteuse.

 

Azéline est toujours un peu gênée quand Jules devient tendre, elle a l’impression d’être malhonnête avec lui. Comme toujours dans ces cas-là, elle essaie de faire diversion.

 

-       J’aperçois Germaine en bas, elle nous fait de grands signes. Ils remontent je crois, on entend la sonnerie qui rappelle les gens à leur place.

 

Les spectateurs se précipitent vers leurs fauteuils, mais Germaine et Henri sont bloqués, ils n’arrivent pas à rejoindre leurs amis.

 

-       Je m’en doutais, peste Azéline. Ils n’avaient pas assez de temps pour descendre, Germaine ne tient pas en place, ils ne vont pas pouvoir nous rejoindre !

Les lumières s’éteignent, le lourd rideau qui recouvre le mur du fond, s’ouvre lentement sur un écran immense. L’orchestre abandonne le répertoire de la chansonnette pour une musique plus romantique où les violons ont la part belle. Il s’agit maintenant d’un documentaire sur les transatlantiques. On voit un magnifique paquebot blanc. Des gens très élégants arpentent les ponts et fond des signes à leur famille restée à terre avec de grands mouchoirs immaculés ou de jolis foulards.

Des sous-titres accompagnent les images.

 

New-York et l’Amérique sont à 5 jours et demi de la France.

Les distances ne comptent plus ! Désormais vous pourrez danser à Rio en 10 jours !

Vous préférez aller respirer l’air de Buenos Aires et bien 13 jours vous suffiront pour aller danser le tango.

 

Les cabines sont magnifiques, elles sont toutes plus luxueuses les unes que les autres. Le restaurant est impressionnant avec ses tables recouvertes de nappes blanches et de vaisselle précieuse.

Germaine et Henri sont enfin parvenus jusqu’à leur place, une ouvreuse les y a conduits avec l’aide d’une petite lampe à pétrole.

Même l’amie d’Azéline est impressionnée.

 

-       Ils sont magnifiques ces bateaux, on peut y rencontrer toutes sortes de gens célèbres.

 

-       J’aimerais tellement faire une croisière avant de mourir, soupire Azie.

 

-       Mais enfin, bien sûr que tu en feras une, nous irons tous sur un de ces bateaux, pas vrai les garçons ?

 

Germaine vit dans un monde qui n’est pas celui de ses amis, tout semble possible pour elle.

 

Le documentaire se termine avec des images de riches Parisiens profitant des bains de mer à Deauville.

 

L’eau de mer guérit tous vos maux, si vous voulez rester en bonne santé venez tremper vos pieds sur la côte Normande !

 

Le film va enfin commencer. Certains enfants se sont endormis. Azéline se dit que ce n’est pas plus mal. Ce Fantômas est horrible. Il tue les gens à tour de bras. On le voit même découper  la peau des mains d’une de ses victimes pour s’en faire des gants ! Quel sinistre individu ! Ce stratagème lui permettra d’échapper une nouvelle fois à la police. Les experts munis de pinceaux et d’une poudre sombre retrouveront les empreintes d’un autre sur les lieux du crime. Les spectateurs ont beau crier pour aider les policiers, Fantômas s’échappe une nouvelle fois en riant.

 

 

La journée se finit par un souper dans l’enceinte même de l’Opéra. Un restaurant se trouve dans le hall de la salle et les quatre jeunes gens trinquent à leur jeunesse, et à la chance qu’ils ont d’être nés à une époque où l’on peut voir de si belles choses.

Chapitre 23

Quelle aventure cette sortie au cinéma ! Béryl avait un souvenir plutôt sympathique de Fantômas, elle a découvert un personnage effrayant.

 

La carte suivante est encore écrite par Guillemette, les grandes vacances approchent, et la déclaration de guerre aussi. Que vont devenir Jules et Henri ? Les filles vont-elles pouvoir continuer leurs études ?

 

Ma chère amie,

Il me tarde de te revoir. Je sais que tu vas être en vacances bientôt. Ici, à Lannargan, les congés n’existent pas. J’aide mes parents à la ferme. Ma seule distraction est la messe et la vie paroissiale. Mais je m’amuse bien, le Père François a toujours de très bonnes idées.

Je t’embrasse, à bientôt !

Guillemette

 

§§§§§

 

Nous sommes déjà au mois de Juin, et les beaux jours sont là. Les tenues se font un peu plus légères. Germaine porte des corsets fins, envoyés par sa fameuse tante parisienne. Azéline les trouve un peu indécents, mais ils ont l’air si confortables.

 

-       Tu n’as pas peur de t’abîmer le corps ? On dit qu’il faut être bien serrée dans ses vêtements si on ne veut pas que la poitrine tombe. Même les femmes enceintes doivent porter des corsets à baleines.

 

    Germaine rit, comme souvent quand Azéline résiste à ce qu’elle considère un progrès.

 

-       Et bien je ne suis pas encore enceinte ma chérie ! Je veux être bien dans mes vêtements. On est au 20ème siècle, il faut vivre avec son temps ! J’ai vu dans un magazine, à Paris, des photographies du défilé des mannequins de Madeleine Vionnet.

           Elles ne portent pas de corset, et pas de chaussures ! ça a créé un scandale, forcément, les gens sont tellement bornés ma pauvre Azie. Mais je sais que c’est ça l’avenir. Les femmes ne vont pas rester éternellement des poupées. Si tu savais comme c’est bon de ne pas se sentir étouffée par tous ces lacets !

 

Azéline aime se retrouver dans ce carcan, ça la rassure. Mais c’est vrai qu’avec la chaleur de Juin, elle a tendance à faire des malaises, elle ne peut pas rester debout trop longtemps, ni marcher trop vite. Germaine a sûrement raison, une fois de plus.

 

Elles partent toutes les deux, lire sur l’herbe verte du jardin du Thabor. Azéline a emporté le livre « La mort à Venise » de Thomas Mann. Il est très court, elle l’aura sûrement terminé à la fin de l’après-midi. Une histoire d’amour, ça correspond tout à fait à la douceur de cet après-midi. Germaine a préféré Proust, un auteur d’une quarantaine d’années qui décrit la bonne société qu’elle connait si bien.

 

Aujourd’hui c’est le quinze du mois, et les ouvriers ont reçu leur paye. Comme à chaque fin de quinzaine, les cafés sont pleins. Les ouvriers dépensent tout ce qu’ils ont gagné pour remplir leur verre. De temps en temps, on voit une femme en colère qui vient avec une ribambelle d’enfants arracher son mari à l’ambiance de fête d’une terrasse bondée. La vie est dure pour certaines familles.

 

Les jeunes femmes s’installent à l’ombre d’un orme. Elles ont apporté une couverture pour ne pas salir leurs jolies robes.

 

-       On est tellement bien. J’ai l’impression que ça pourrait durer toujours, soupire Azéline.

 

-       Mais ça va durer toujours, mon Azie, pourquoi veux-tu que cela change ?

 

-       Je ne sais pas, j’ai un mauvais pressentiment. J’ai l’impression que nous sommes trop heureuses, que ça ne peut pas continuer. Une catastrophe va arriver, j’en suis sûre.

 

-       Quel rabat-joie tu fais ! Tu te poses trop de questions ma toute belle, dit Germaine en lui caressant la joue.

 

Profite de ce que tu as maintenant. On ne peut pas s’inquiéter tout le temps.

 

Azéline sait que Germaine a raison, elle devrait être plus insouciante, il fait beau, elles sont toutes les deux. Pourtant au plus profond d’elle-même, la jeune institutrice sait qu’elles vivent leurs derniers instants de véritable bonheur.

 

§§§§§

 

Béryl est assise sur un fauteuil de jardin, près des rosiers.

 

-       Tu as raison. L'archiduc François-Ferdinand et son épouse seront assassinés le 28 Juin à Sarajevo, et ce sera le début de la fin pour tout le monde.

 

-       C’est vrai, répond Azéline. Mais Germaine avait raison, il faut profiter de ce qu’on a. Le malheur arrive bien assez tôt. Si on se gâche l’existence en pensant toujours au pire, on ne vit plus.

 

-       Est-ce que vous avez revu les garçons avant de partir en vacances ?

 

-       Une ou deux fois oui. Jules était aussi inquiet que moi. Henry ressemblait beaucoup à Germaine, il n’a pas mesuré du tout ce qui se préparait. La nouvelle de la mort de François-Ferdinand a eu lieu trois jours avant notre départ. Jules rentrait à la campagne chez ses parents près de Lanvollon. Henri habitait Quimper, il était moins arriéré que nous ; et Germaine repartait à Paris. La rentrée d’Octobre serait bien triste.

 

-       Est-ce que tu te rappelles ce que tu faisais quand tu as appris la nouvelle ?

 

-       C’était un dimanche, le deux août. J’étais au village, quand le tocsin a retenti dans Lannargan, c’était horrible. Tout le monde s’est rassemblé sur la place de l’église, nous savions qu’un danger imminent nous menaçait, et c’était sûrement la guerre.

Ce qui m’a le plus surprise, c’est que les jeunes gens étaient contents, ils voulaient défendre la patrie contre les Boches.

 

-       Ils ne se rendaient pas compte du danger ?

 

-       Pas du tout ! Pour eux, on allait écraser les Allemands en quelques jours. Les vieux qui avaient fait la guerre de 70, étaient moins optimistes, mais quand on est jeune, on se sent invincible.

 

-       Combien de tes amis sont morts pendant cette guerre ?

 

-       Un quart des hommes n’est jamais revenu. Ils avaient entre dix-neuf et quarante ans. La plupart de mes amis et voisins ont disparu. D’autres sont revenus atrocement mutilés, ou complètement fous. C’était le cas de ce pauvre Jean-Marie, il n’était déjà pas très éveillé avant de partir, il est devenu complètement idiot à son retour.

 

-       Ta vie n’a pas été drôle, ma pauvre amie.

 

-       Tu sais Béryl, j’ai fait des choses passionnantes pendant les quelques années que j’ai passé à Rennes, les jeunes qui ont connu la guerre ont souffert davantage.

 

-       Qui vous a annoncé que la France était en guerre ?

 

 

-       Le garde champêtre a lu l’ordre de mobilisation générale -tous les hommes de dix-neuf à quarante-huit ans devaient se présenter à la Mairie. Le lendemain, la guerre était déclarée, l’Allemagne envahissait la Belgique et la France.

 

-       Que sont devenus Henri et Jules ?

 

-       Nous ne les avons pas revus à la rentrée d’Octobre. Ils nous envoyaient des cartes postales.

 

Dans l’album que Béryl feuillète, il y a de nombreuses cartes représentant des poilus, on peut suivre les déplacements des deux garçons. Leur moral baisse au fil des mois.

-       Comment s’est organisée la vie au village après le départ des hommes ?

 

-       Tu sais Béryl, les femmes bretonnes ont l’habitude de travailler dur. Beaucoup d’hommes passaient du temps à boire des coups de cidre, ou à rencontrer leurs copains à la chasse. Ils n’étaient pas toujours efficaces. Les femmes s’occupaient de la maison, des enfants mais aussi des travaux des champs et des bêtes. Elles ont continué, en prenant la relève. L’entraide était là, les hommes qui étaient restés venaient aider pour les tâches qui demandaient plus de force.

 

-       Tu recevais des nouvelles de Germaine cet été-là.

 

-       Bien sûr, elle trouvait cette période très excitante.

 

Ma chérie,

 

Tu me manques beaucoup. Heureusement à Paris il y a toujours quelque chose à faire. Hier, je suis allée voir tous ces beaux militaires qui partaient à la guerre. Certains avaient une fleur au fusil, c’était magnifique ! Leur famille les accompagnait, les femmes pleuraient, mais on sentait qu’elles étaient tellement fières. Mon cousin Armand est parti lui aussi, je lui ai donné un mouchoir brodé avec un peu de parfum. Il pourra le respirer pour se rappeler de nous quand il se couchera le soir, content du devoir accompli.

 

Ta Germaine

 

§§§§§

 

 

Azéline range la carte de Germaine dans sa petite boîte en fer blanc. Son amie voit toujours le bon côté des choses. Azéline est peut-être trop pessimiste. La mélancolie est un trait marquant de son caractère. à quoi est-ce dû ? Elle a eu une enfance sans histoire, elle vit un présent plutôt exaltant, serait-ce le futur qui s’invite et assombrit sa vision des choses ? Certaines personnes semblent plus sensibles aux influences invisibles, à ce qu’on pourrait appeler les bonnes ou mauvaises ondes. La jeune femme ressent tout trop fort, trop intensément, ça lui gâche souvent la vie.

Elle part retrouver Guillemette qui passe de plus en plus de temps à l’église. Le Père François est le seul homme jeune à être resté au village, il a toujours une nuée de jeunes filles après lui. Elles papillonnent et bourdonnent en allant de la sacristie à la salle paroissiale. Certaines s’occupent du catéchisme, d’autres du patronage. Il y a l’église à décorer pour les cérémonies, les messes et les célébrations. Guillemette s’occupe de la chorale. Elle retrouve les enfants tous les jeudis après-midi. Le mardi soir, ce sont les adultes qui se retrouvent pour chanter, sous la direction du beau curé. Azéline l’accompagne, elle adore chanter.

 

-       Alors, comment est-ce que tu le trouves le Père François ? Il est gentil, qu’est-ce que tu en penses ?

Guillemette est toujours enthousiaste quand elle parle du chef de chœur. Ses yeux brillent, et ses joues rosissent.

 

-       Quel dommage qu’il soit curé ! Tu crois qu’il pourrait renoncer à l’Eglise ? Je sais que c’est un pêché de penser des choses comme ça, mais c’est tellement bête de penser qu’il ne pourra jamais se marier !

 

-       Guillemette arrête de te monter la tête, il est prêtre et le restera.

 

-       Je sais bien, mais quand même, c’est idiot cette loi. Dieu a dit : « Aimez-vous les uns les autres », je suis d’accord avec lui.

 

-       Moi aussi Guillemette, mais il a prononcé des vœux de chasteté, personne ne l’a obligé à le faire…

 

-       Mais il avait la vocation, c’est pour ça ! Il est tellement bon, il s’est donné corps et âme au Bon Dieu ! Il s’est fait avoir, je te le dis comme je le pense.

 

-       Tu ferais mieux de laisser de la place à un autre garçon dans ta tête. Celui-là n’est pas pour toi, il a une alliance, il est marié avec la Foi.

 

-       Ils sont tous partis à la guerre les garçons ! Ils se battent, alors que François est un militant de l’Amour.

 

La pauvre Guillemette, elle est folle amoureuse de son curé. Ce dernier ne peut pas l’ignorer, les sentiments de la jeune paroissienne crèvent les yeux.

 

Les deux amies aiment toutes les deux des personnes interdites, mais Azéline ne peut se confier à personne, même pas à sa meilleure amie, elle ne comprendrait pas.

 

Illustration par Pontfire.

Chapitre 24

Ces derniers temps, Azéline apparaît tous les jours à Béryl, la Grande Guerre a été un véritable traumatisme pour tout le monde. Le nombre de cartes postales envoyées par Jules et Henri est impressionnant. La jolie brune s’anime en se rappelant cette terrible période :

 

-       Dès le 5 Août les premiers combattants sont partis. Les Bretons sont des gens très disciplinés. L’éducation que nous recevions à l’école ou dans nos familles, voulait que nous obéissions aux ordres. La ténacité des hommes de ma région est bien connue, on dit toujours « têtu comme un Breton ». Les bataillons des premières lignes venaient de chez nous. Quand les autres battaient en retraite, les nôtres continuaient le combat. Ma pauvre Béryl, nos hommes étaient de la vraie chair à canon.

 

-       Il devait y avoir aussi beaucoup de marins ?

 

-       Bien sûr ! Binic ou Douarnenez étaient devenus des ports militaires. Il y avait des Bretons dans tous les régiments, à terre aussi bien que sur mer.

 

Les amis d’Azéline et Germaine sont partis comme fantassins à Verdun.

 

 

 

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Ma chère Azéline,

 

La guerre est une chose horrible, tous les jours nos amis meurent, tués devant nous.

 

Ça me réconforte de savoir que tu es restée au pays, à l’abri. De nombreux Bretons ne parlent même pas le français, heureusement que nous sommes là pour traduire ce qu’ils disent. L’autre jour, il y en a un qui s’est attiré des ennuis, le gradé pensait qu’il se fichait de lui. Nous leur apprenons quelques mots, le soir, dans les tranchées. J’ai aussi quelques « élèves » à qui j’apprends à écrire. Je vais devenir un maître expérimenté.

 

Je t’embrasse ma bien-aimée.

 

Jules

 

 

Depuis qu’il est sur le front, Jules est de plus en plus tendre avec Azéline. Savoir qu’une jeune fille l’attend au pays, lui met du baume au cœur. Azéline lui répond avec gentillesse, et ne le repousse pas. Elle sait qu’il faudra bien qu’elle se résolve à rentrer dans le rang, et que Germaine finira par se marier avec un riche héritier choisi par sa famille. Ca n’empêche pas les deux jeunes femmes de vivre une passion torride. Elles s’aiment et ont de plus en plus de mal à le cacher.

 

Au début de l’année 1915, la vie est dure à Rennes, les prix des denrées ont beaucoup augmenté à cause de la guerre. Nos deux héroïnes s’en accommodent assez bien, elles sont amoureuses, et continuent à voir la vie en rose. Les profiteurs de guerre, tirent les prix vers le haut, et le maire, Jean Janvier, décide d’intervenir. Il crée des magasins municipaux qui vendent les produits de première nécessité à des prix bloqués. Ainsi, les rigueurs de la guerre se font un peu moins sentir à Rennes qu’ailleurs.

 

-       Est-ce que tu rentres chez tes parents à la fin de la semaine Azie ? On manque de légumes.

 

-       Tu as raison, il faudrait que j’y aille. Ma mère me donnera du beurre et peut-être de la farine. Il faut que j’aille au magasin ce soir, je ramènerai du charbon et du savon, ils en manquent là-bas.

 

Azéline rentre au village tous les mois. Elle aide ses parents et parfois leurs voisins en ramenant ce qui manque à Lannargan. Elle rentre avec des paniers pleins d’œufs, de pommes de terre et de carottes. On lui donne aussi un ou deux poulets et quelques lapins. Les jeunes femmes les vendent ou les échangent contre d’autres produits qui améliorent leur quotidien. C’est à cette occasion que Germaine accompagne Azéline pour la première fois à la ferme.  Les  filles veulent ramener plus de choses, et elles ne sont pas trop de deux pour ramener les paniers qui sont bien lourds, à l’aller, comme au retour.

 

Le choc -le mot n’est pas trop fort- qu’a Germaine en arrivant dans le village de son amie, est à la mesure de leurs différences sociales. Tout la surprend, l’étroitesse des routes, les vêtements que portent les gens. Au début pourtant, elle s’extasie devant tout et n’importe quoi :

 

-       Quelle jolie maison en pierre, regarde ce jardin, on dirait une maison de poupée ! Les hortensias sont magnifiques !

 

Oh regarde, la dame prend de l’eau au puits ! Je pourrais essayer moi aussi ?

 

Là-bas il y a un petit veau, regarde comme il est mignon, c’est un bébé !

 

 

Au début, Azéline est contente de montrer son monde à sa chérie, mais elle sait que l’adaptation ne va pas être facile. Elle est trop différente.

 

 

Le premier problème arrive avec sa mère :

 

 

-       Elle paRle foRt ton amie.

 

 

Au début, les parents sont flattés qu’une aussi jolie dame vienne leur rendre visite. Germaine est très bien habillée et elle sent bon. Mais ses chaussures fines ne sont pas adaptées aux chemins du village. Azéline lui propose de lui prêter quelques vêtements, mais après de longues heures d’essayage, la citadine se trouve ridicule dans ces oripeaux de campagnarde. Elle décide de conserver ses jupes fragiles :

 

-       J’en achèterai d’autres !

 

Les parents d’Azéline, Anne et Pierre, ne comprennent pas :

 

-       Elle va avoiR fRoid.

 

-       Dame oui, en plus elle va abîmer ses habits, oh que misèRe !

 

Germaine veut tout voir, elle visite toutes les pièces de la maison et ses dépendances, sans y être invitée.

 

-       Jésus, MaRie Joseph ! Azéline ! Ton amie est dans l’étable avec le veau !

 

Il n’y a rien à faire pour raisonner Germaine. Son attitude amuse Azie, mais elle sent que ses parents vont finir par être exaspérés.

Un samedi, il y a une fête, dans la salle du presbytère. Les femmes mettent leurs toilettes du dimanche, et les hommes leurs souliers vernis. Ils se mettent en cercle en se tenant le petit doigt et forment une ronde en chantant et en se déplaçant doucement. Guillemette entraîne Germaine :

 

-       Viens, on va danser la Gigouillette !

 

 

-       J’adore danser !

 

Les chansons en vogue à Lannargan ne sont pas vraiment les mêmes que celles de l’Enfer. Pierre joue de la vielle à roue en chantant. Avant,  Nicolas, un ami d’enfance d’Azéline et Guillemette jouait de la bombarde, mais il est parti à la guerre.

 

Les villageois essaient d’oublier la guerre le temps d’une soirée. Chacun pense à son fils, son frère, son mari, son père ou  son oncle, partis se battre loin de la musique, loin de leur chère Bretagne, mais s’amuser permet de montrer que la vie continue, et qu’ils retrouveront le village comme ils l’ont quitté, beau et accueillant.

Les chansons se succèdent, et Germaine finit par chanter elle aussi. 

 

 

Sa jupe plus courte que celles des autres filles se soulève un peu trop haut par moment, et quelquefois un genou apparaît. Le regard des vieillards s’illumine. Les femmes chuchotent sur son passage, certaines font même le signe de croix.

De retour à la maison, Azéline tente bien de lui expliquer que ses manières peuvent choquer les gens, mais Germaine ne veut rien entendre, c’est d’ailleurs l’occasion d’une de leurs premières disputes.

 

-       Germaine, tu dois respecter les gens d’ici. Ils n’ont pas l’habitude de voir des femmes comme toi. Tes jupes sont trop courtes, tu as vu comme le vieux Joseph te regardait ? C’est choquant.

 

-       Je m’en fiche de choquer les ploucs ! Je m’habille comme je veux, c’est à eux de changer, il faut vivre avec son temps, c’est à eux d’évoluer !

 

-       Mais tu es chez eux ! C’est à toi de faire un effort !

 

-       Des efforts j’en fais assez comme ça. Il faut qu’on se cache sans arrêt, je ne peux même pas te faire un petit baiser dans le cou !

 

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-       Il n’y avait rien à faire Béryl, et c’est ce qui a causé ma perte.

 

Illustration : David J. Radcliffe (Isle of Man)